ZAC PAZ POS PLU *

Ce texte a été écrit et pensé pour être performé et il l'a été à trois reprises en trois lieux différents. Mais il peut aussi être lu ici...



Tu es debout dans ta cuisine, le ventre contre l'évier, tu bois un thé Darjeeling en écoutant les infos sur France Inter - ils disent que Adrien Desport, l'ancien N°2 du FN a été condamné à trois ans de prison ferme après qu'il ait incendié une quinzaine de voitures à Mitry-Mory et dans le Val d'Oise, en avril dernier, en compagnie d'autres militants dans le but de dénoncer l'insécurité. (Le Parisien, 16 septembre 2015, page 13) Tu secoues la tête de gauche à droite ; en même temps tu lèves les yeux au ciel et tu souris. « Non mais c'est pas croyable un truc pareil ! », dis-tu. Tu observes par la fenêtre au-dessus de l'évier toutes les maisonnettes beiges et roses, roses comme la tienne, qui t'entourent. Tout est calme dehors ; tu aurais presque l'impression d'être la première debout mais tu sais que ce n'est pas vrai. Tu sais que la plupart de tes voisins sont déjà sur la route, sauf la voisine d'en face que tu devines, que tu aperçois presque, de l'autre côté de la fenêtre, s'affairant comme toi derrière son évier. Tu t'es levée tôt comme tous les jours mais aujourd'hui tu ne travailles pas. C'est vendredi. Tu a pris un jour de récup.

Tu habites dans le Val d'Oise justement dans un lotissement de type 1, dont le prix et la surface des logements sont assez faibles, avec des maisons de tailles relativement homogènes. Ton lotissement, c'est 41 parcelles au bord des champs. C'est Bouygues qui l'a construit. Bouygues s'est spécialisé dans la construction de ce type de lotissement. Il est moyennement proche de la gare. Comme tous les lotissements de type 1, il est destiné à des classes moyennes ou à des ménages plutôt jeunes et est surreprésenté dans le Val d'Oise. (Delphine Callen, La fabrique des lotissements périurbains par les grands promoteurs immobiliers en Ile de France: des modèles standardisés?, Archives Ouvertes HAL, 2011)

Tu n'as pas vraiment choisi de vivre ici. On peut presque dire que ça s'est fait comme ça. Plus jeune, tu as habité à la campagne, puis à la ville. Alors ça te fait parfois un peu bizarre de penser que tu te retrouves dans une zone périurbaine, qui serait peut-être l'exact entre-deux. Quitte à habiter dans un lotissement, tu aurais préféré que celui-là soit de type 5 ou même 6, c'est-à-dire un petit lotissement de luxe dans les Yvelines. (Ibid) Mais enfin, tu es là et cela fait déjà 10 ans.

Tu te prends à penser à votre emménagement, à la vie tranquille des choses, aux caisses de vaisselle pleines de copeaux, aux cartons de livres, à la dure lumière des ampoules nues se balançant au bout de leur fil, à la lente mise en place des meubles et des objets, à la lente accoutumance du corps à l'espace, toute cette somme d'événements minuscules, inexistants, irracontables – choisir un pied de lampe, une reproduction, un bibelot, placer entre deux portes un haut miroir rectangulaire, disposer devant une fenêtre un jardin japonais, [...] – tous ces gestes infimes [...] que viendront bouleverser, de temps à autre, imprévisibles et inéluctables, tragiques ou bénignes, éphémères ou définitives, les brusques cassures d'un quotidien sans histoire. (Georges Perec, La vie Mode d'emploi, Le Livre de Poche, 1978, P.165)

Aujourd'hui, c'est vendredi, tu t'es levée tôt comme si tu travaillais mais tu as pris une journée de récup pour profiter d'être un peu seule et tranquille dans ta maison. Sauf que maintenant tu réfléchis à ta vie.

Ton mari travaille à la ville, comme la plupart des voisins. C'est pour cette raison qu'ils se lèvent tôt. Il ont du chemin à parcourir. Heureusement pour eux, ils ont un accès quasi-immédiat à l'autoroute, et ce grâce à la Loi Pasqua de 1998, qui dit que tout citoyen doit se trouver à moins de quarante cinq minutes d'une entrée ou d'une sortie d'autoroute. (Loi Pasqua de 1998)

Toi tu travailles chez Mondial Moquette (Le spécialiste de la décoration de vos sols). Il te suffit de parcourir 7 km sur la voie express, de passer deux ronds-points, et t'y voilà arrivée. Tu peux et dois admettre que tu n'aimes pas ce travail. Peut-être d'abord parce que tu n'aimes pas la moquette ; d'ailleurs chez toi, il n'y en a pas, pas même dans la chambre à coucher. En fait, tu es absolument certaine qu'il n'y en a dans aucune maison du lotissement. Pas plus que de sol vinyle ou stratifié. Mais aujourd'hui, tu n'iras pas. Tu ne te gareras pas sur les places réservées au personnel sur l'immense parking que partage Mondial Moquette avec Monsieur Meuble (C'est tout ce que Madame aime) et Darty (Le contrat de confiance). À midi, tu n'iras pas fluncher au Flunch qui est juste derrière Mondial Moquette et à côté d'autres GSS (Grandes surfaces spécialisées) ou MSS (Moyennes surfaces spécialisées). Et à la fin de ta journée, tu n'iras pas chez Auchan (La Vie La Vraie) pour faire quelques courses rapides.

Mais alors que vas-tu faire aujourd'hui de tout ce temps dont tu disposes ? Voici une question qui se pose à toi : Qu'est-ce qui chez toi fait l'histoire de tous les jours ? Considère les habitudes qui sont les tiennes et qui la constituent : sont-elles le produit d'innombrables petites lâchetés et paresses, ou de ton audace et de ton inventive raison ? (Nietzsche, Le Gai savoir, Flammarion, 2007, P. 252, paragraphe 308)

Tu choisis de nettoyer ton argenterie, action qui semblerait de prime abord ennuyeuse, qui exige du temps et de la minutie, à laquelle tu te soustraies le plus souvent, action nécessaire cependant et qui par sa nature répétitive deviendrait presque méditative. Aussi, ceci fini, tu t'aperçois que plus d'une heure s'est écoulée sans même que tu t'en rendes compte.

Dans la suite des tâches que tu repousses à la saison suivante, tu te décides à faire un peu d'ordre dans le grenier. Mais te voilà devant la vieille cantine militaire qui contient tes précieuses vieilleries : des K7 des Smiths, de Social Distorsion, de Crass, des Dead Kennedys, de Bad Brains, d'autres plus anciennes encore de Madonna et de Michaël Jackson, quelques CD, des VHS de toutes sortes. Tu en tires une au hasard : Bring Me the Head of Alfredo Garcia, un film de Sam Peckinpah, dont tu gardes un souvenir imprécis. Tu te rappelles quand même d'un type à moustaches et lunettes de soleil qui se trimballe et maltraite la tête d'un homme dans un sac en tissu. Tu sais aussi que tu as vu ce film avec Andy, ton premier amant, un mec qui en réalité s'appelait Antoine, tout en longueur et tout en os, qui avait une dégaine de folie et une arrogance plus grande encore. Dans la cantine, il y a aussi des portes-clés, des pin's, des badges, des bijoux en toc, toutes sortes de petits gadgets que tu n'avais pas vus depuis près de vingt ans, et même plus, mais dont tu aurais pu te souvenir parfaitement en fermant les yeux si tu l'avais voulu. Tu es émue et amusée. Et tu souris. Il y a aussi plein de courriers et de cartes postales mais tu ne les lis pas. Pas maintenant. C'est trop. Tu attrapes simplement une poignée de vieux magazines et l'album La fossette de Dominique A et tu quittes le grenier.

Tu sors. Tu t'occupes de tes parterres de fleurs et de ta rocaille. Tu arroses, désherbes, coupes les petites feuilles jaunies. Agenouillée sur ton bout de terre, tu t'essuies le front de ton avant-bras et finalement tu te relèves, un peu péniblement comme si tu étais plus vieille que tu ne l'es. Tu aperçois ta voisine d'en face. Elle aussi s'occupe de ses fleurs. Bon, elle aussi te voit. La voilà qui secoue son bras, main ouverte devant elle. C'est un grand « bonjour » qu'elle te lance. Toi tu aimerais bien faire comme si tu ne l'avais pas vue. Mais tu ne peux pas t'y résoudre. Il te faut la saluer en retour. Tu dois bien admettre que tu ne l'apprécies pas beaucoup. Tu penses d'elle qu'elle est curieuse et médisante. Tu es invitée chez elle dimanche. Tu ne sais plus trop comment cela a commencé mais il arrive deux à quatre fois par an que tu ailles manger chez elle et son mari comme eux viennent manger chez toi. Or tu sais que L'art de fréquenter les hommes repose essentiellement sur l'habileté (qui présuppose un long entraînement) à accepter, à absorber un repas dont la préparation n'inspire aucune confiance. […] Premier principe : comme à l'occasion d'un malheur, rassembler son courage, se servir avec vaillance, s'en étonner soi-même, mastiquer sa propre répugnance, avaler son dégoût. Second principe : « améliorer » son semblable, par exemple avec un peu de louange, de sorte qu'il commence à faire dégorger son bonheur sur lui-même ; ou bien de se saisir d'un bout de ses bonnes ou « intéressantes » qualités et tirer dessus jusqu'à ce que l'on ait extirpé la vertu en totalité et que notre prochain puisse se draper dans ses plis. Troisième principe : autohypnotisation. Fixer l'objet de sa fréquentation comme une boule de cristal jusqu'à ce que l'on cesse d'éprouver à son sujet plaisir ou déplaisir. (Nietzsche, P.325, paragraphe 364)

Tu te dépêches de rentrer. Tu retournes dans ta cuisine. Tu bois un verre d'eau fraîche en regardant par la fenêtre au-dessus de l'évier.

Tu te couches sur ton transat à l'ombre de ta maison. Tu n'as rien mangé, et tu te dis que pour une fois ce n'est pas grave. Pour l'heure tu es bien ici. Tu as porté avec toi ta pile de vieux magazines. Tu lis un article sur le curare dans Sciences et Vie (Perec, La vie mode d'emploi, P.203), mais tu t'endors avant de l'avoir terminé. Tu pars loin. Sous tes paupières qui palpitent, défilent, superposés les uns aux autres des figures et des paysages, des souvenirs et des non-souvenirs, des situations troubles dont tu ne te souviendras pas à ton réveil. Soudain, du fond de ce méli-mélo, surgit une image claire qui dans son mouvement te ramènerait presque à la surface. Tu es chez tes parents. Tu t'assieds à la table recouverte de toile cirée de la cuisine. Ta mère te sert un bol de café au lait, pousse vers toi le pain, la confiture, le beurre. Tu manges en silence. Elle te parle de ses reins, de ton père, des voisins, du village, Madame Théveneau a mis sa ferme en viager. Le chien des Moreau est mort. Les travaux de l'autoroute ont déjà commencé. (Georges Perec, Un homme qui dort, folio, 1967, P.38-39)

Tu te réveilles en nage, ta bouche est pâteuse, tu ne te sens pas très bien. Tu te souviens soudain qu'il ne reste presque plus de moutarde. Tu ne sais pas ce qui t'a amené à le réaliser. Tu te demandes si vous pourrez ou non vous en passer ce soir. Tu as prévu des grillades. Ton mari se réjouit de ce barbecue et la moutarde est indispensable. Voilà, la messe est dite. Tu pourrais frapper à la porte de ta voisine pour lui en emprunter quelques cuillers, voire un pot entamé, mais tu t'y refuses. Tu sais déjà qu'elle émettra un jugement sévère (tu seras au mieux celle qui n'est pas prévoyante, au pire celle qui est trop paresseuse pour aller en acheter) et de toute façon, tu préfères encore aller chez Auchan et te mêler à la foule plutôt que de t'infliger un tête-à-tête avec elle.

Tu démarres ta voiture, une Citroën Xsara Picasso. Tu t'engages dans la rue. Dans ton rétroviseur, tu vois ta maison qui s'éloigne doucement et tu es prise d'un sentiment que tu identifies comme étant de la pitié. Pas des plus violentes, rien de méprisant. Non, il s'agirait plutôt d'une pitié douce, une sorte de pitié-tendresse. Mais une pitié quand même pour cette maison au milieu des maisons qui ne se distingue nullement des autres, montée d'une traite en même temps que les autres, qui ne reflète rien de ta personnalité puisque tu n'as en rien participé à sa conception. Tu n'as décidé ni de sa forme, ni des matériaux qui la composeraient, ni même de son orientation. Tout avait été pensé pour toi. Toi, tu as juste acheté une parcelle parmi les 41 existantes et à la fin, tu as fait un choix entre beige et rose. Dans ton rétro, tu la vois qui s'éloigne et se rapetisse, la pauvre. Tu le sais, ta maison est un produit. Tu tournes à droite, tu roules à 10km/heure dans les rues en raquette de ton lotissement au milieu de toutes les maisons-produits.

Te voilà sur la voie express. C'est un lieu que tu exècres et que tu as plus ou moins inconsciemment condamné dès la première fois que les pneus de ta voiture en ont touché l'asphalte. Mais au fur et à mesure des années, tu as appris à ne plus lui prêter attention. Aujourd'hui, tu fais attention justement. Sur ta gauche comme sur ta droite, quelques autres lotissements pareils aux tiens sont plantés là. Et puis, très vite, arrivent les panneaux et fanions qui se chevauchent presque. Ils annoncent la présence proche des GSS et MSS : Leroy-Merlin, Décathlon, Truffaut, Atlas, E.Leclerc, La Halle aux Vêtements, La Halle aux Chaussures, Lapeyre - Y'en a pas deux- (super slogan trouvé par Thierry Ardisson « dans son bain, complètement défoncé », c'est lui qui le dit. Merci Thierry. Merci aussi pour « Vas-y Wasa » et « Quand c'est trop, c'est Tropico ! ». Tu es fantastique.) – et de quelques restaurants : Campanile, Buffalo Grill, la Courte Paille, et hôtels : Formule 1, B&B Hotels, etc.

Vertige éclectique de formes, vertige éclectique de plaisirs ; c'était déjà la figure éclectique du baroque. […] Comme les baroques, nous sommes des créateurs effrénés d'images mais secrètement nous sommes des iconoclastes. Non pas de ceux qui détruisent les images mais de ceux qui fabriquent une profusion d'images où il n'y a rien à voir. […] Ces images ne cachent rien, elles ne révèlent rien. Elles ont une intensité négative en quelque sorte. (Jean Baudrillard, La transparence du mal : Essai sur les phénomènes extrêmes, Galilée, 1990, P.25)

Derrière les panneaux publicitaires, commencent à se dresser, mais tu n'es pas certaine que le verbe se dresser soit celui qui leur convienne, les hangars en parpaing et en tôle ondulée. Tu roules. Tu roules sur la route mais tu sais que tu roules sur des hectares de terres fertiles. Premier rond-point. Bricomarché, Cuisinella, Jardiland, Kiabi, Point vert. Alignement de cubes et de parallélépipèdes.

Nous sommes dans l'ultra ou l'infra-esthétique. [Donc], N'étant plus ni dans le beau ni dans le laid, nous sommes condamnés à l'indifférence. Le beau et le laid, une fois libérés de leurs contraintes respectives, se multiplient en quelque sorte. Ils deviennent le plus beau que le beau, le plus laid que le laid. [Ainsi] le plus laid que le laid est une laideur à la deuxième puissance parce que libéré de son rapport à son contraire. (Ibid, P. 25-26)

Tu roules doucement. Peut-être même roules-tu en-dessous de la limite autorisée. Autour de toi, les voitures filent. Elles filent dans la même direction que la tienne avec pour un certain nombre d'entre elles le même objectif que le tien: faire des achats. Ce sont des monstres qui filent tout droit, des monstres qui se suivent, se dépassent, se frôlent. Feu rouge. Tu as terriblement chaud, perdue dans tes pensées, tu as oublié d'enclencher la climatisation. Tu ouvres la fenêtre, la refermes aussitôt ; ça pue le goudron brûlé et le moteur qui chauffe, ça rugit, les chevaux sous les capots rugissent. Le feu passe au vert, tu donnes un coup d'accélération. Tous les monstres donnent un coup d'accélération. Tu imagines tous les monstres, et toi avec, débarrassés de vos monstres de véhicules redevenir des hommes, se relevant et allant à pieds. À pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. Mais le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité personnelle. Il bloque la mobilité en saturant l’espace de routes et de voitures, il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés définis par les degrés d’accélération correspondants, il enchaîne les gens à des réseaux et à des horaires. Vite expédié, sans cesse véhiculé, l’homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner, aller à l’aventure ou en pèlerinage. Les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail. Il faut savoir en effet que les quatre cinquièmes du temps passé sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison, leur lieu de travail et le supermarché. C'est l'histoire du banlieusard captif du trajet quotidien. L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, [...] il devient un consommateur hagard, harassé de distances qui ne cessent de s’allonger. Il a conscience de manquer de plus en plus de temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue.[ …] Et pourtant L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés.[ …] Il est devenu un objet qu’on achemine. (Ivan Illich, Énergie et équité, Le Monde, 1973)

Deuxième rond-point. Tu prends la première sortie. Tu arrives sur le parking de la galerie marchande. Dans la zone commerciale, les parkings sont des lieux de pouvoirs. Car les hypermarchés raisonnent en termes de flux de voitures : « No parking no business ». Celui de la galerie marchande est blindé de voitures de tous les RTT, de tous ceux qui ont pris une journée de récup comme toi, des retraités qui choisissent ce jour-là, cette heure-là, pour faire des courses, des mal-organisés comme toi qui auraient voulu ne pas venir mais qui viennent quand même, de tous les excités du vendredi 17h00. Tu te gares dans l'allée E.

La galerie est construite selon des lois aussi rigoureuses que celles qui présidaient à l'édification des églises au Moyen Âge. Le monde extérieur ne doit pas y pénétrer. Aussi les fenêtres en sont elles généralement condamnées. Les murs sont peints en blanc. Le plafond se fait source de lumière. (Brian O'Doherty, White Cube, L'espace de la galerie et son idéologie, Les presses du réel, 2008, P.38)

Tu pensais que l'histoire serait réglée en un temps minimum, car à force d'en avoir sillonné les rayons, tu connais la grande surface par cœur. Mais tu t'es fourré le doigt dans l’œil : ils ont encore tout modifié dans le seul et unique but de te perdre. Et ça marche. Tu tournes en rond, Tu marches au milieu des monstres, les monstres avec leur famille nombreuse, avec leurs enfants monstres. (Perec, Un homme qui dort, P.117). Une femme à l'air hautain te bouscule et ne se retourne pas, comme si elle n'avait pas vu ou senti qu'elle t'avait bousculée. Tu lui aurais bien dit deux mots mais tu restes pantoise. Tu as réagi trop tard. Elle est déjà loin avec son caddie. Dans un flash délirant, tu te vois lui donner une bonne leçon. Tu es armée d'une hache à deux tranchants [...]. Tu l'atteins au visage et brise ses dents dans sa mâchoire fracassée [...]. Renversé[e] dans les flots de sang qui jaillissent de sa bouche [...], elle glisse et tombe [...], sa belle tête roule [...] et son front vient frapper la terre qui reçoit son dernier soupir. (Ovide, Les métamorphoses, Le Livre de Poche, 2010, P.190-191) Tu secoues la tête et tu prends une profonde respiration. La moutarde. Tu es venue pour la moutarde.

Tu passes entre les boites rectangulaires et circulaires par milliers sous le regard muet d'objets obeissants et hallucinants qui nous répètent toujours le même discours, celui de notre puissance médusée, de notre abondance virtuelle, de notre absence les uns aux autres. [...] Les grands magasins, avec leur luxuriance de conserves, de vêtements, de biens alimentaires et de confection, sont comme le paysage primaire et le lieu géométrique de l'abondance. […] Il y a quelque chose de plus dans l'amoncellement que la somme des produits : l'évidence du surplus, la négation magique et définitive de la rareté. (J. Baudrillard, La société de consommation, folio essais, 1970, P.18-19) Tu slalomes entre les rayons et tu vois des choses qui ne t'étonnes même plus : un grille pain qui vous fasse des toasts à vos initiales ou encore […] du charbon de bois aux herbes de provence. (Ibid, P.129)

Enfin et heureusement tu tombes sur le rayon condiments et assaisonnements. Tu prends ton pot de moutarde et tu t'avances vers une caisse qui miraculeusement n'attend que toi. La caissière ne te sourit pas, répond à peine à ton « bonjour » mais as-tu vraiment dit « bonjour » ? De toute façon, cela importe peu, sur ton ticket, à la fin de la transaction, il te sera souhaité de passer une bonne journée et on te dira « à bientôt». Elle marmonne un prix que tu ne comprends pas, mais là encore cela n'a pas d'importance, tu tends un billet de cinq euros et elle te rend la monnaie que tu ne comptes pas et le fameux ticket. Tu es compatissante, elle est fatiguée, cette femme, tu sais ce que c'est. Tu sors en toute vitesse. Ah, mais qu'il fait chaud ! La galerie a au moins cet avantage d'être un endroit frais. Tu ne te souviens plus si tu as garé ta voiture dans l'allée E ou dans l'allée H. Tu mises sur l'allée E, tu t'y engages et là, tu la vois. Tu pousses un soupir de soulagement. Tu entres dans ta voiture, poses ton pot de moutarde sur le siège passager. Tu démarres.

Tu te gares sur le Parking de Mondial Moquette mais pas tout près pour ne pas être vue de tes collègues, de ton chef de rayon, de la clientèle des habitués – car oui, certains viennent et reviennent comme s'ils avaient des dizaines de maisons à décorer, des kilomètres carrés de sol à recouvrir, une passion pour la moquette, le linoléum ou le vinyle, ou comme s'ils n'avaient rien d'autre de plus intéressant à faire. Tu penses à ton travail que tu détestes.

Tu te dis que chercher du travail pour avoir un salaire -en cela, presque tous les hommes des pays civilisés sont aujourd'hui semblables ; le travail est pour eux tous un moyen, et non le but lui-même ; c'est pourquoi ils ne font guère de subtilité dans le choix de leur travail, pourvu qu'il rapporte. (Nietzsche, P.42) Tu les imagines, tous tes collègues dans Mondial Moquette, tous tes collègues dans toutes les GSS et MSS qui t'entourent. Tu ne les imagines pas, tu les visualises, tu es là dans ta voiture sur le parking mais tu les visualises sans faire d'efforts. Tu les connais, sans les connaître tous, tu les connais, tous ces travailleurs, dans leur gilet coloré, qu'il soit rouge, jaune, vert ou violet, avec leur badge marqué de leur prénom, quand jamais aucun acheteur/promeneur ne les appelle par leur prénom, qui grimpent sur des escabeaux, glissent des paquets sous blisters par dizaine sur des crochets dans les rayons, rangent, ouvrent, vident, replient des cartons, conseillent, étiquettent, anti-volent, encaissent. Tu te dis que la plus ardente au travail de toutes les époques – notre époque- ne sait rien faire de son immense ardeur au travail et de son argent, sinon encore plus d'argent et encore plus d'ardeur au travail. (Ibid, P.81). Et puis tu réalises soudain que tu vis, tu travailles et tu te nourris au sein de métastases périurbaines. Cette pensée t'épuise. Du coup, tu n'as pas envie de rester ici sur ce parking, mais tu n'as pas envie non plus de rentrer chez toi. De toute façon tu n'en as pas le courage ou alors une force indéterminée et inexplicable te colle les mains au cuir de ton volant dans l'habitacle de ta voiture elle-même collée au bitume. Mais enfin, De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté. De leurs détours aventureux cerclés d’appels et de sang. De ce qui fut choisi et ne fut pas touché, de la rive du bond au rivage gagné, du présent irréfléchi qui disparaît. D’une étoile qui s’est, la folle, rapprochée et qui va mourir avant moi. (René Char, « Rémanence », Le nu perdu, 1971).

Tu jettes un œil sur ton pot de moutarde. Tu as l'impression de voir la moutarde bouillir dans son pot, comme de la lave prête à jaillir du cratère. Enfin, tu te redresses. Tu te dis qu'il n' y a plus qu'une seule chose à faire et...


* ZAC : Zone d'Aménagement Concerté ; PAS :  Prêt à l'Accession Sociale; POS : Plan d'Occupation des Sols; PLU : Plan Local d'Urbanisme

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