Suzanne... (5)
5.
Le feu, celui qui brûle les planches et les poutres
Suzanne
se tient à présent debout à l'extérieur du café. Prendre l'air,
se remettre les idées en place, se dégourdir les jambes. Pendant
toute l'après-midi, elle a parlé d'elle, maintenant elle se sent
fatiguée, vidée, tendue. Il est un peu plus de 18 heures, il fait
nuit depuis un bon moment déjà, une pluie fine et serrée tombe sur
la ville, la circulation se fait plus dense, les travailleurs
quittent leur travail et bientôt ils viendront remplir le café.
Suzanne aperçoit la carotte rouge lumineuse d'un tabac de l'autre
côté de la route. Là tout de suite, fumer une cigarette est la
seule chose à faire. Elle enfonce ses mains dans ses poches,
traverse le parking et la route, et entre dans le tabac. « Un
paquet de Davidoff Blue, s'il vous plaît ». Les cigarettes
d'Irène. « Et une petite boîte d’allumettes ». Sans
penser à rien, elle fume tranquillement, observant le café en face
d'elle, dans lequel pénètre un petit groupe de gens courbés, comme
si une pluie torrentielle s'abattait sur leur dos. Suzanne inspire la
fumée profondément. Elle est âcre et desséchante, pourtant chaque
bouffée qu'elle inhale, chaque bouffée qu'elle expulse, lui procure
un soulagement intense, comme si tous les muscles et tous les nerfs
de son corps s'assouplissaient peu à peu. Parler du chalet. Encore.
Et puis peut-être plus jamais. Elle tire une dernière fois sur sa
cigarette en plissant des yeux, et d'une chiquenaude, envoie le mégot
sur la route. Ce geste si spontané, cette petite incivilité qu'elle
n'avait jamais commise avant cet instant, si bien réalisé pourtant,
comme si elle l'avait perpétré des milliers de fois déjà, ce
« savoir-faire » acquis on ne sait où, la surprend
autant que l'amuse. Elle esquisse un sourire, ses mains retournent
dans ses poches, elle regarde à gauche, à droite, et d'un pas
alerte, traverse la route en direction du café.
S.,
soufflant sur ses mains réunies. Il commence à faire
frais dehors.
J.
Et en plus il pleut. Ce n'est vraiment pas la période de l'année
que je préfère ! J'ai
commandé une bouteille d'eau. Vous souhaitiez autre chose ?
S.
Non, ça ira très bien. Elle se sert un grand verre d'eau et en
boit une gorgée. Vous aimeriez donc que l’on parle de
l’incendie du chalet.
J.
Oui, si vous le voulez bien.
S.
Je veux bien, mais je n'en sais sans doute pas plus que vous. En
fait, vous êtes certainement mieux informée que moi.
J.
Sur l'incendie à proprement parler, il n'y a pas grand chose à
dire. On sait qu'il est d'origine criminelle, mais l'enquête avance
lentement. En revanche, vous savez que cela a mis en lumière
d'autres faits graves.
S.
Oui, bien sûr, j'ai un peu suivi ce qui s'est passé ensuite. Il y a
eu quelques articles dans l'Est républicain et Vosges Matin. Je les
ai lus sur internet, mais je n'ai pas appris grand chose en réalité.
J'ai vu qu'une enquête avait été ouverte.
J.
C'est exact. Bon... Quelques jours après l’incendie, Paule et
Madeleine, qui avaient appris comme tout le monde ce qui s’était
passé dans la presse, sont allées voir les gendarmes de La Bresse
dans l’espoir qu’ils puissent les renseigner. Elles savaient déjà
que les Klauser étaient absents la nuit de l'incendie, mais elles
étaient quand même très inquiètes pour eux. En fait, les
gendarmes ont été plutôt contents de les rencontrer dans la mesure
où ils ne connaissaient encore rien ou presque des occupants du
chalet, car comme vous le savez, celui-ci est complètement isolé,
les voisins les plus proches habitent à des kilomètres et les
Klauser sont pour le moins des gens discrets. Ils ont alors interrogé
Paule et Madeleine, qui ont raconté ce qu’elles pouvaient sur le
chalet, à savoir visiblement que des choses positives sur le lieu,
sur Évelyne et Nicolas et les autres femmes qu’elles avaient pu
croiser. Elles ont également communiqué le nom de ces personnes,
qui ont ensuite été entendues. J’aimerais savoir si elles ont
bien donné le vôtre et si vous avez été entendue par la police.
S.
Oui, bien sûr. En fait, j’ai appris qu’elles ignoraient mon nom
de famille. Je ne le leur avais vraisemblablement pas dit. C’est
très possible, je ne m’en souviens plus. Enfin, toujours est-il
qu’elles connaissaient en partie mon histoire, qu’elles savaient
d’où je venais, et aussi que mon mari avait déclaré ma
disparition. Du coup il y a eu des échanges entre la gendarmerie de
La Bresse et le commissariat de Saint-Dié, et c’est arrivé
jusqu’aux policiers de Langueux. Voilà. Ils m’ont posé des
questions, notamment sur Évelyne et Nicolas, qui s’étaient
volatilisés. Et, ma foi, je leur ai dit ce que je savais,
c’est-à-dire l’histoire rocambolesque qu’ils nous avaient
servie sur leur rencontre et tout le reste.
J.
La fameuse histoire… Il semblerait qu'un certain nombre de
personnes interrogées aient rapporté ce même récit à quelques
nuances près. S'agissant de leur absence du chalet le jour de
l'incendie, Paule et Madeleine nous ont appris qu'ils étaient
invités à passer le week-end dans le manoir d'un de leurs amis qui
célébrait le mariage de sa fille. Charles Morand. Ce nom vous dit
quelque chose ?
S.
Non, jamais entendu.
J.
C'est donc chez lui qu'ils ont été vus pour la dernière fois.
L'incendie s'est déclaré dans la nuit de samedi à dimanche.
Charles Morand habitant dans l'Indre, il est fort possible qu'ils
n'aient pas appris la nouvelle le jour même. Ils ont quitté le
manoir le dimanche en fin d'après-midi. Et depuis, on ne les a plus
revus. La police est à leur recherche.
S.
J'ai l'intuition qu'on ne les retrouvera pas.
J.
Difficile à dire. Mais c'est vrai que pour l'instant, là aussi
l'enquête piétine. Est-ce que vous avez parlé aux policiers de la
visite de Hugues et Serge ?
S.
Oui.
J.
Vous leur avez dit ce que vous avez vu et ce que vous avez suspecté ?
S.
Oui. Elle marque une pause. Ce sont eux qui ont dirigé les
questions dans ce sens. Apparemment, ils étaient déjà au courant
de quelque chose.
J.
Grâce à Madeleine et Paule, de fil en aiguille, dix-sept femmes ont
été retrouvées et entendues. Dix-sept femmes ayant fréquenté le
chalet, certaines y ayant vécu. C'est beaucoup. Parmi elles,
certaines avaient subi des violences conjugales, mais pas seulement,
d'autres tentaient de surmonter des problèmes d'addiction, il y
avait aussi des jeunes femmes en rupture familiale. Enfin, toutes
étaient en situation précaire. Un petit nombre d'entre elles ont
évoqué des dîners en compagnie de messieurs. Alors, il y a celles
qui ont simplement parlé de soirées arrosées. C'est le cas de Zoé,
par exemple...
S.
Ça ne m'étonne pas.
J.
D'autres ont parlé de soirée qui ont « dérapé », sans
pour autant mettre en cause qui que ce soit. Mais deux femmes ont
porté plainte pour viol.
S.
Oui, j'ai suivi ça... Elle croise les bras devant elle. Deux.
C'est peu. Je veux dire que c'est sans doute en-deçà de la réalité.
J.
Peut-être que d'autres femmes se décideront à parler ou que
d'autres femmes se manifesteront. Ça a permis en tout cas
l'ouverture d'une information judiciaire pour viols en réunion.
C'est très sérieux. On commence à parler d'un réseau. Plusieurs
personnes ont été mises en examen. Les Klauser, bien sûr. Hugues
Chavel et Serge Villemin...
S.
Hugues Chavel et Serge Villemin.
J.
C'est ainsi qu'ils s'appellent. Ont été également mis en examen le
fameux Charles Morand, le propriétaire du manoir, qui était aussi
un habitué du chalet, et un certain Raoul Bisinski. Vous avez
entendu parler de lui ?
S.
Non, Non plus. Et Irène ?
J.
Irène a été placée sous le statut de témoin associé.
S.
Ce qui signifie ?
J.
Elle n'a pas été mise en examen. Pour l'instant, rien ne lui est
reproché. Mais dans la mesure où elle a conduit un bon nombre de
femmes dans le chalet, et notamment les plaignantes, le juge a
considéré qu'elle n'était pas hors de cause, pour l'instant du
moins.
S.
Elle risque la prison ?
J.
Si elle finit par être mise en examen, elle risque une peine
d'emprisonnement, bien sûr.
S.
Et ceux qui ont été mis en examen, ils sont en prison ?
J.
Non, Suzanne, pour l'instant personne n'est en prison. Les quatre
hommes dont on vient de parler ont été placés sous contrôle
judiciaire.
S.
Et est-il possible qu'ils soient liés à l'incendie du chalet ?
J.
La police n'exclut pas cette piste, et bien sûr ils pensent qu'il
existe un lien entre les deux affaires.
S.,
coudes sur la table, la tête entre ses deux mains, elle masse
ses tempes du bout des doigts. C'est dingue. Et dire que c'était
supposé être un lieu d'accueil pour des femmes en détresse. Au
final c'est un fait divers sordide. Et en même temps, je ne
comprends toujours pas. Ces gens, Évelyne et Nicolas, je veux dire,
ils ont quand même aidé des femmes à aller mieux, non ?
Qu'est-ce qu'ils cherchaient au fond ? Est-ce que leur seul
intérêt était de trouver des proies à livrer à leurs amis ?
Non, je ne comprends pas. Et Irène... Je
me demande encore pourquoi elle m'a emmenée là. Je ne peux pas
m'empêcher de penser qu'au départ, elle voulait mon bien. Mais elle
n'avait pas prévu que je m'installe au chalet. Et au fond, elle ne
le voulait pas, elle savait que ça ne marcherait pas. Ces histoires
de dîners... Je pense qu'elle aurait voulu que je n'en sache rien.
J.
C'est fort possible, parce que malgré tout ce que vous avez vécu,
vous êtes une femme solide. Les femmes qui ont participé à ces
dîners étaient sans doute bien plus vulnérables et influençables.
Quant à Irène, c'est un personnage trouble. Toutes les femmes
qu'elle a conduites au chalet, elle les a abordées dans divers
groupes de parole dans toute la région. Et il est fort probable
qu'elle se soit faite passée pour une femme battue.
S.
Ça on n'en sait rien. Encore une fois, ce n'est pas parce que son
mari dit qu'il ne lui a jamais rien fait que c'est pour autant la
vérité.
J.
Elle a affirmé qu'il s'était montré violent avec elle
plusieurs fois par le passé. Mais elle a dit que si elle participait
à des groupes de parole, c'était surtout parce qu'elle s'ennuyait
en son absence, qu'elle recherchait la compagnie d'autres femmes et
qu'elle voulait se rendre utile...
S.
À l'évidence, elle recrutait des femmes pour ces gens.
C'est ce qu'elle faisait. Elle
tapote la table du bout de l'index, plusieurs fois.
A-t-elle dit comment elle a rencontré Évelyne et Nicolas ?
J.
Dans un séminaire sur la parole et l'écoute, enfin quelque chose du
genre, il y a des années de cela.
S.
Oui, c'est aussi ce qu'elle m'avait dit.
J.
C'est possible.
S.
Oui... Enfin, j'ai l'impression que tout n'est que mensonge avec
Irène. Qu'a-t-elle dit au sujet des dîners organisés au chalet ?
J.
Qu'elle n'avait jamais participé à aucun dîner, ce qui a été
corroboré par tous les témoignages. Et qu'elle n'était pas au
courant de la tournure que prenaient ces soirées. Mais vous et moi
savons que c'est faux, puisque vous lui en aviez parlé.
S.
Oui.
J.
L'avez-vous dit aux policiers ?
S.
Euh... Je ne sais plus... Non, je ne crois pas. Je n'y ai pas pensé
et puis ils ne me l'ont pas demandé. Il faudrait peut-être que je
le signale...
J.
Eh bien, disons que c'est qu'il conviendrait de faire... Mais dans la
mesure où Zoé ne semble pas prête à révéler ce qui s'est passé
ce soir-là ...
S.,
après avoir bu une grande gorgée d'eau. Oui...
J.
Avez-vous eu des nouvelles d'elle, Suzanne ?
S.
Zoé. Du bout de son index droit, elle frotte nerveusement les
ongles de sa main gauche, un à un, comme si elle les polissait.
Elle m'a appelée deux fois après mon départ du chalet. Mais..
c'était comme avec Rose autrefois au téléphone... On avait rien à
se dire... C'était étrange. En particulier la seconde fois... Sa
voix... Je lui ai demandé si quelque chose s'était produit, mais
elle n'a pas répondu... Ensuite elle a quitté le chalet.... trois
ou quatre mois avant l'incendie, je crois. Et alors elle m'a
rappelée. Elle est retournée auprès de ses enfants chez ses
beaux-parents. Aux dernières nouvelles, elle y est toujours. Le
beau-père, c'est un bourru, mais quand même, ça a l'air de se
passer plutôt bien. Elle s'entend très bien avec sa belle-mère.
C'est une gentille femme.
J.
Et elle est restée en contact avec Paule et Madeleine.
S.
Oui, je crois qu'elles viennent la voir de temps en temps. Que dire
d'autre ? Les enfants vont bien apparemment ; ils sont
heureux d'avoir retrouvé leur maman. Et Zoé est à la recherche
d'un travail. À terme elle aimerait reprendre un appartement pour
elle et les enfants.
J.
Dans un langage journalistique, on dirait qu'elle est sur la voie
de la reconstruction.
S.
En tout cas, elle est sortie du chalet et elle est avec ses enfants.
C'est l'essentiel.
J.
Vous avez prévu de vous revoir ?
S.
Nous en avons parlé, mais rien n'a été organisé.
J.
Bien... Je crois que c'était ma dernière question, Suzanne.
Vouliez-vous ajouter quelque chose ?
S.
Je ne crois pas, non.
J.
Bon, on coupe alors.
La
journaliste arrête l'enregistreur.
*
Ça
n'avait pas été si compliqué. Garer la voiture en contrebas,
derrière le transformateur électrique, et remonter le chemin à
pied, lampe torche sur le front, traverser la forêt, pas de traces
de pas nettes sur la terre sèche, sortir de la forêt et arriver en
face du chalet. Le regarder un instant dans la lumière crue des
lampes. Sinistre maison en bois noir et aux fenêtres étriquées
balayée de faisceaux jaunes. Penser un court instant qu'il avait
sans doute été autrefois un bon vieux chalet familial. S'assurer
que la voiture n'est pas là. Lancer des petits cailloux contre les
vitres. Plusieurs fois. Encore. Attendre. Rien ne se passe. Sortir
les gants du sac-à-dos et les enfiler, surtout pour ne pas se
blesser, traverser sans courir la cour en gravier, pas de traces de
pas nettes sur le gravier, pousser du coude la vieille porte en bois
de la cave et l'ouvrir sans difficulté. Tout est là, à portée de
main. Il n'y a plus qu'à bricoler. Basculer la moto au sol, et sur
elle, renverser la vieille chaise cannée vermoulue, les cagettes,
les vieilles planches, les outils de jardinage, la brouette,
l'arrosoir, la tondeuse à gazon, les deux tableaux représentant des
scènes de chasse, les chiffons tout tâchés de cambouis, et bien
sûr les bûchettes pour le poêle à bois, du bois, du bois, le plus
de bois possible. Prendre un peu de temps pour observer le monticule
ainsi fabriqué. Et puis ouvrir le jerrycan et répandre
soigneusement l'essence sur le monticule même et tout autour,
dessiner des traînées d'essence sur le sol en béton. Retirer ses
gants, les coincer entre ses cuisses, puis, c'est un petit geste de
pas grand chose, mais c'est quand même la partie la plus délicate,
craquer une allumette et la jeter aussitôt sur le monticule d'objets
amassés. Le feu démarre instantanément. S'écarter, regarder un
court instant le feu prendre, mais sortir vite, vite, mais sans
précipitation, traverser la cour en gravier sans courir jusqu'à la
lisière de la forêt. Se retourner enfin, ranger ses gants dans le
sac-à-dos. Donner sa main à l'autre qui la serre très fort et
ensemble contempler le chalet s'empourprer, regarder les flammes lui
lécher les poutres, les regarder dévorer le chalet hideux et
emporter avec elles toutes les vexations du passé.
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