Lettre de Serge à Yvon



Cher Yvon, mon ami, ma couille,

Je t'écris après deux années de silence (dit comme ça, ça paraît beaucoup, mais en fait, deux ans, à l'échelle de notre vie déjà bien trop longue, c'est si peu), quasiment jour pour jour, mais cet e-mail, je le prépare dans ma tête depuis deux mois déjà, depuis que passant comme tous les matins devant la pharmacie du coin j'ai vu ton nom s'inscrire en petits points lumineux verts sur la barre transversale de la croix digitale. 16 mai : St Yvon. Je me suis dit ce jour-là : Yvon, il faudrait que j'appelle Yvon. Cela m'arrive souvent de penser à quelqu'un quand je vois son prénom défiler là-dessus. C'est comme ça que je n'ai pas oublié la fête de ma mère cette année, c'est aussi comme ça que j'ai repris contact avec Anastasia. Tu te rappelles, Anastasia Extasia, la petite brune un peu perchée à la fac ? On est amis sur facebook, mais elle a bien changé, comme nous tous, hélas (ou pas).

Je crois bien que tu étais fâché, mon pote, sinon pourquoi toi et Charline vous m'auriez planté là le matin du 17 juillet ? (Je me souviens bien de la date, c'était le lendemain du feu d'artifice du 14 juillet qui avait en fait lieu le samedi 16 juillet, parce que dans des petites bourgades comme la mienne, on fête le 14 juillet le samedi qui suit ou qui précède et non pas le jour même si c'est un jour de semaine -les gens travaillent le lendemain- , et aussi parce que c'est le jour de la fête de ma sœur. Oui, tu ne t'en doutais pas, même après toutes ces années, mais les fêtes des uns et des autres, c'est vraiment une question qui me tient à cœur.) Je me suis réveillé, et vous aviez débarrassé le plancher, avec toutes vos affaires, sans faire de bruit, sans laisser de traces, ni même un mot, comme si vous n'étiez jamais venus. Il faut reconnaître que cela demande un certain talent. Pendant un moment, je me suis demandé si je ne vous avais pas rêvés, si je n'avais pas rêvé votre présence chez moi pendant une semaine. Et puis, tu me connais, j'ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas un malhonnête, j'ai pensé que j'avais forcément dit ou fait quelque chose qui vous avait déplu ou blessés pendant votre séjour, et peut-être même la veille au soir (j'admets que j'avais bu plus que de raison). Je sais aussi que la maison n'était pas en ordre, j'aurai pu faire un effort sachant que je recevais une dame.

J'ai opéré quelques travaux depuis. Maintenant, le patio est aménagé, c'est très agréable, j'y trouve entre les murs un peu de fraîcheur bienvenue en ces jours de canicule, vous y seriez bien aussi, toi et Charline, ou toi et une autre (je ne sais pas où tu en es de ta vie sentimentale), ou toi tout seul, d'ailleurs. En tout cas, c'est là que je passe l'essentiel de mon temps en ce moment. J'ai installé un guéridon, une petite chaise de camping et mon vieux transat. Ma sœur m'a apporté des plantes vertes, un laurier rose, des cactus. Elle vient me voir de temps en temps, elle s'occupe de moi comme si j'étais notre vieux ou un vétéran. C'est gentil, mais ça me donne l'impression d'être impotent et puis surtout ça me fait de la peine pour elle, j'aimerais qu'elle ait autre chose de plus intéressant à faire de sa vie. « Elle finira vieille fille », dit ma mère. En soit, ce ne serait pas un problème, tu sais que je ne crois pas au mariage et au couple en général, mais au moins qu'elle lise un peu ou qu'elle parte en voyage ! Ma mère, elle, nous materne comme elle peut depuis sa maison de retraite à grands coups d'appels téléphoniques quotidiens et intrusifs (« Est-ce que tu penses à te nourrir ? »), mais la vérité c'est qu'elle se meurt d'ennui. Je continue à aller la voir tous les mercredis, ma sœur y passe tous les dimanches. Elle ne dit rien, mais je sais qu'elle voudrait qu'on vienne plus souvent. Elle me demande parfois de tes nouvelles. « Qu'est-ce qu'il devient Yvon ? ». Je lui dis que tu vas bien et que tu l'embrasses.

Quant à mes gosses, je ne les vois presque jamais, déjà qu'avant je ne les voyais plus beaucoup. Lisa travaille dans une galerie d'art contemporain à Paris qui expose des « jeunes talents de la scène artistique française », un ramassis de rigolos tatoués qui se prennent au sérieux, si tu veux mon avis. Non franchement, je ne te donne même pas le nom de la galerie, tant ce qui est présenté est snob et pathétique. Je ne le dis pas à Lisa, bien sûr, encore qu'elle n'en aurait cure, elle me prend de toute façon pour un vieux con. Je m'en fiche. Si elle n'était pas ma fille, je dirai d'elle qu'elle est devenue une petite pétasse parisienne. Tu vois, je fabrique des allitérations rien que pour toi et sur le dos de mon propre enfant en plus, c'est dire si je tiens à toi. Julien a toujours sa boîte d'informatique. Il est papa depuis quelques mois, une petite Suzon, mais je n'ai pas encore vu la gamine.

Tiens, en parlant d'informatique, Ahmed et Hatouma sont passés me voir l'hiver dernier. Ahmed tient une petite boutique de dépannage informatique à Vaison-la-Romaine. Il répare un peu, vend des bricoles, donne des conseils, il paraît que ça marche bien. Hatouma est plus belle que jamais. Elle est toujours secrétaire de mairie dans son petit patelin. Elle a rencontré un type bien apparemment, un Jean-Pierre ou un Jean-Paul, qui fait bien la cuisine et qui est sympa avec ses gosses. Eux aussi m'ont demandé de tes nouvelles. Je leur ai expliqué comment tu t'étais barré sans mot dire. T'inquiète pas, je les connais, ils doivent penser que c'est ma faute.

Je suis sur le point de terminer mon troisième roman – je livre le tapuscrit à mon éditeur avant la fin de l'été – où l'on croisera des gars ordinaires, des étranges et des pas-commodes (Tu t'y retrouveras, si jamais tu devais le lire un jour), des femmes trop bien roulées et très vicieuses qui brûlent de te dévorer l'âme jusqu'à la moelle, des gosses balafrés et armés de couteaux qui brûlent te faire la peau jusqu'à la moelle, des calandres de voitures déglinguées qui s'entrechoquent pour le seul plaisir de froisser encore un peu plus de tôle, une mort imminente évitée de justesse et miraculeusement dans un désert de sable sec et coupant, le tout écrit dans une langue nerveuse et jubilatoire qui sait parfois se calmer et s'asseoir, le temps d'une tendre parenthèse, comme pour reprendre son souffle, avant de revenir, plus frénétique et frétillante que jamais, au récit dans ce qu'il a de plus sombre et palpitant. Une réussite. Je ne sais pas encore si l'histoire se finira entre les quatre murs ocres de ce patio minuscule du sud de la France, où le bonhomme s'est arrêté et traîne en slip une bonne partie de la journée, plongeant çà et là ses pieds dans une grande bassine d'eau rafraîchie par des pains de glaces confectionnés à partir de bouteille de coca (avec la chaleur, j'ai les pieds qui gonflent, et de manière générale, j'ai quelques soucis veineux), sirotant du coca (faut bien vider les bouteilles) et du café glacé (au diable mon ulcère), feuilletant ses vieux exemplaires de Métal Hurlant et écoutant Parliament jusqu'à n'en plus pouvoir.

Voilà, il n'y a, je crois, rien à ajouter (même si, comme tu le sais, je ne manque pas d'idées et aurais beaucoup de choses à dire sur à peu près tout), mais j'ai bien du mal à finir cette lettre, Yvon. Je suis un peu comme cette vieille dame qui ne veut pas lâcher la main de son visiteur, parce qu'elle veut le retenir un peu plus longtemps, ou parce qu'elle a peur de ne plus jamais le revoir. Je ne sais pas si tu me répondras, vieux frère, j'espère que oui.

Serge




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