Quelque part près d'Ailefroide, un jour en juillet 2018
Je t'écris d'Ailefroide,
c'est dans les Alpes, entre deux glaciers, et je te jure que le nom
est franchement bien choisi. J'y suis venue avec Fonzi et François
il y a de cela plusieurs semaines, mais je ne saurai exactement dire
quand, car j'ai perdu tout repère temporel, du fait que nous n'avons
ni montre, ni agenda, ni rien, et parce que le temps ici se contracte
ou se dilate, c'est selon. Par ailleurs, comme nous ne sommes
plus à Ailefroide, puisque nous avons beaucoup marché, en fait je
ne sais pas non plus où nous sommes. Bref, je dois admettre qu'à
l'heure où je t'écris je ne suis plus sûre de rien. Ah !
Comme je suis fatiguée...
Nous sommes partis en « mode
survie », voilà qui te parle à toi qui sait allumer un feu en
frottant brindilles et cailloux depuis que tu as l'âge de neuf ans.
C'est bien le genre de choses que nous tentons de faire ici mais
aucun de nous n'y est encore parvenu. Je peux te dire que je m'en
fiche éperdument dans la mesure où je protège de l'humidité une
boîte d'allumettes qui nous est chaque jour d'un grand secours. En
revanche, F. et F. le prennent très à cœur. Je les observe,
sourcils froncés, fronts en sueur, penchés au-dessus de leur petite
branche d'arbre qu'il font tourner entre leurs phalanges sur le
caillou. Parfois, assez souvent même, une fine fumée blanchâtre se
forme et se faufile entre le bois et la pierre et j'aperçois alors
une fulgurante lueur d'espoir sur leur visage. Le frottement se fait
frénétique mais je n'ai jusqu'alors pas vu la moindre étincelle de
feu naître de tous ces efforts.
C'était une idée marrante
au départ. Je ne sais plus exactement comment elle a surgi, mais
c'était bien évidemment au cours d'une de ces soirées arrosées
pendant lesquelles on refait autant qu'on démonte le monde. Je crois
bien que le champ de l'art y a été comparé (ce n'est pas très
original) à une jungle, ou tel artiste à un requin. Qu'il fut dit
que nous étions des résistants, des dissidents, des survivants. Et
que des vigoureux comme nous - ayant fait leurs preuves dans un
environnement des plus hostiles (le monde de l'art parisien) -
pourraient assurément vivre dans les conditions les plus extrêmes.
(Peut-être, sans doute même, malgré l'alcool, notre raisonnement
était-il plus fin et sophistiqué, qu'il s'appuyait sur quelques
théories solides, mais encore une fois, je n'en ai pas un souvenir
très clair, et je me permets de simplifier le propos jusqu'à le
caricaturer et même le rendre niais tant je nous trouve aujourd'hui
ridicules et stupides).
Retourner à la nature...
Évidemment, cela sonne comme un slogan pour du pâté, de la
confiture ou du jambon, du lait de vache, du lait corporel, du
matériel de camping, de la lessive ou du détergent senteur
printanière ou océane. Mais je dois quand même dire que notre
désir était sincère.
Nous sommes partis avec ce
qui nous semblait être le strict minimum. En plus des vêtements que
nous portions déjà, chacun de nous avait prévu un short, un
tee-shirt, deux culottes, deux paires de chaussettes, un pull et un
k-way, un bon sac de couchage, une gamelle, une cuiller, un couteau. Et bien sûr la seule, unique et fameuse boîte d'allumettes. Du fil de pêche. Un
carnet et un stylo. Quelques livres. J'ai pris avec moi Le Voyage
de Céline au grand dam de F. et F. qui boudent Céline, bien
entendu. Fonzi était même plutôt mécontent que je lui dédie un
peu de place (si précieuse) et il m'a assez sérieusement grondée
lorsqu'au cours de notre voyage en auto-stop vers Ailefroide, j'ai
piqué un roman dans une station-service. Qu'on s'entende, ce n'était
pas le fait que je dérobe le livre qui le fâchait (nous pensons que
voler des grandes enseignes est plutôt sain et le recommandons),
non, il était agacé parce que c'était un roman de plus de mille
pages (Dona Tartt, Le chardonneret) et un roman de
station-service, en plus. Il est vrai qu'on ne peut s'attendre à
trouver dans ce type d'endroit de la grande littérature, mais
c'était mon ami Hassan, le philosophe, qui me l'avait conseillé
quelques mois plus tôt et j'ai tendance à me fier -à raison- à
ses avis en matière de lectures.) Bon et puis, si je veux me
trimballer un kilo de plus sur le dos, c'est mon affaire, non ?
Mais je ne dispose que peu
de temps et d'énergie pour lire ou pour écrire, et d'ailleurs je ne
l'ai pour ainsi dire pas fait jusqu'à maintenant. (On a quand même
rédigé quelques listes de survie et quelques notes en vue de
nouveaux projets théoriques géniaux à développer lorsque nous
serons rentrés). En passant, je m'excuse pour les gribouillis, je me
doute bien qu'il ne te sera pas facile de me lire, mais tu te
rappelleras qu'il m'aura été plus difficile encore d'écrire sur ce
tout petit calepin. (Et tu apprécieras, j'en suis sûre, mes efforts
constants pour ne pas faire d'abréviations). Mais enfin, recevras-tu
jamais cette lettre ? Il m'est impossible de te l'envoyer pour
l'instant, tu t'imagines bien qu'il n'y a pas de poste ici. Je
pourrai la confier à quelqu'un que nous rencontrerions sur le
chemin? Laisse-moi rire, cela fait longtemps que nous n'avons pas vu
l'ombre d'un refuge ou d'un montagnard.
On se lève avec les
chamois, et c'est sans aucun doute le meilleur moment de la journée,
celui où le jour commence, c'est-à-dire où la nuit se finit. Les
nuits sur la mousse humide sont épouvantables. Au réveil, on passe
une heure à frotter brindilles sur cailloux avant de faire un putain
de feu avec les allumettes. (Mon dieu, que se passerait-il si elles
venaient à prendre l'eau ? Je m'étonne déjà tous les jours
d'avoir pu jusqu'ici les protéger de l'humidité. Il faut dire que
je les glisse dans deux chaussettes puis dans mon sac de couchage).
On fait chauffer l'eau du torrent dans une gamelle et on y plonge
des herbes aromatiques que nous avons cueillies et séchées (thym,
romarin, calamenthe, on a un potassé les herbes sauvages avant de
partir). Au début, j'étais émerveillée de boire ces infusions
cent pour cent naturelles et reconnaissante envers Mère Montagne et
Mère Forêt pour le cadeau qu'elles nous faisaient. Mais le café me
manque !!!! Du coup, j'ai ramassé et broyé des glands, et j'ai
transformé une chaussette en filtre (je n'en ai que deux paires en
plus de celle que j'ai aux pieds, mais tu vois elles me servent à
plus d'un titre). Ça a donné un breuvage légèrement brunâtre. Tu
aimerais sans doute que je t'écrive que c'était délicieux ou
peut-être même, à l'inverse, que c'était répugnant. En fait,
c'était insipide. Mais s'il fallait choisir entre « bon »
ou « mauvais » pour qualifier ce café de substitution,
alors je dirais : « mauvais ».
Nous marchons beaucoup. Je
ne sais combien de kilomètres par jour, mon podomètre biologique
n'étant pas encore au point. De toute façon, j'ai découvert qu'ici
la marche se mesure en dénivelés : 300 mètres (c'est pour les
nazes), 700 mètres (c'est aussi pour les nazes), 1000 mètres, 1800
mètres, etc. Et en langage urbain : 50 étages, 150 étages,
269 étages. Mes mollets grossissent. Je n'avais vraiment pas besoin
de cela. Ils sont gros comme des gourdins, ont la forme d'une
bouteille de vin à l'envers. J'exagère à peine. Je les déteste.
Parfois quand je marche, je pense à V., ce cancer, ce fléau, et je
me dis que je suis bien contente de ne plus voir sa gueule. C'est
déjà ça de pris et cette pensée me soulage.
Ma chère Nannou. Je
reprends la rédaction de ma lettre après plusieurs jours
d'interruption. (Je te jure, ce n'est vraiment pas évident d'écrire
tout ça sur ce tout petit calepin. Ah ! Je suis tellement
fatiguée). Il y a quelques temps de cela, nous avons accusé
plusieurs jours de pluie torrentielle. Tout était trempé, sauf les
livres et les allumettes que j'avais miraculeusement réussis à
préserver. Hélas, cela n'a pas suffit à allumer le feu. F. et F.,
qui m'ont certes remerciée d'avoir su garder les allumettes au sec,
ont quand même exigé que je brûle mon bouquin. Pas Le voyage au
bout de la nuit. Ils ont trouvé que ce serait de mauvais goût.
Non, l'autre, celui piqué à la station-service. Putain, ils le
mataient avec un air qui m'a fait froid dans le dos ! Comme des
survivants d'un crash aérien pourraient regarder le cadavre encore
tiède d'un passager du vol. C'est sûr qu'on n'allait pas brûler
Baudrillard ou Bourdieu. Mais je n'étais pas d'accord non plus pour
le Dona Tartt. En dépit de mes protestations, les mille cent deux
pages y sont passé dans la nuit. Et j'ai observé les langues de feu
danser dans leurs pupilles de fous.
Quelque chose s'est brisé
ce jour-là. Entre nous, d'abord. Mais en nous aussi. Et surtout chez
eux. Je crois en fait qu'ils ont complètement vrillé. Au début,
nous nous nourrissions de fraises, de framboises, de myrtilles et de
champignons : lactaire délicieux, qui n'a de délicieux que le
nom, et cèpes des mélèzes, bien meilleurs (on a un potassé les
champignons avant de partir) et même de poissons pêchés dans les
torrents à l'aide de cannes à pêche que nous avions fabriquées.
Et il s'avère que je suis une excellente pêcheuse ! Pour de
vrai ! Ah ! Ils me doivent bien les meilleurs repas que
nous ayons eus jusque là. Mais enfin, on mange peu et moi qui avais
cinq kilos à perdre, je me demande si je ne suis pas devenue maigre.
Maigre avec des mollets façon tronc d'arbre.
Ah, il ne reste que deux
petites pages à mon carnet !! Bientôt je ne pourrai plus
t'écrire. Je suis prise d'une grosse crise d'angoisse. En plus, je
vais être obligée d'écrire encore plus petit et d'abréger des
mots.
Récemt, ils
ont déciD qu'il devenait indispensable de manger de la viande rouge
et d'apprendre, par la mm occasion, à chasser. (Et prtant nous
n'avions pas potassé la chasse avant de partir). Ils ont enflammé
l 'entrée d'1 terrier (j'ai protesT ! Je ne voulais pas q
mes allumettes servent à ça!), ont attendu devt 1 autre entrée
qu'en sorte 1 marmotte. As-tu déjà vu en vrai ou en image 1
marmotte ? C'est si joli ! Ts les jours nous en apercevions
et nous les entendions siffler dans la montagne ! As-tu déjà
entendu le sifflement d'1 marmotte ? Ils ont fini par en
attraper 1. Elle sifflait encore. Mais c'était 1 son strident et
déchirant que je n'oublierai jamais. François a immobilisé son
petit corps sur l'herbe, tandis que Fonzi a tapé sur sa tête avec un caillou. Après, ils m'ont obligée à lui retirer
son pyjama. (Cela consiste à faire glisser la fourrure le long du
corps afin de faciliter l'accès à la chair. Mais tu dois savoir
cela). Ils ont dit q je devais faire ma part. J'ai vomi plsrs fois et
n'ai pas réussi à accomplir la tâche propremnt, mais j'y suis
parvenue quand même. C'est assez petit, 1 marmotte, une fois
dépouillée de sa fourrure. Ils l'ont éviscérée puis l'ont cuite
à la broche. Je pensais que je n'en mangerai pas. Sauf que j'avais
très faim et qu'ils avaient l'air de se régaler. Alrs j'ai cédé
et je dois admettre que même si c'est une viande un peu forte, elle
est aussi assez fine.
Mais dps, la
marmotte hante mes nuits. Ses petits yeux plissés tout garnis de
longs cils soyeux me regardent joyeusement, et puis, voici qu'elle
ouvre la bouche, une vilaine bouche qui se déforme, remplie de dents
acérées, et elle me crache au visage 1 liquide qui ressemble à de
la bile verte. Je me réveille en hoquetant. Ils disent que je suis
vrmnt une âme sensible et qu'ils doutent que je pourrai survivre
encore bien lgtps dans la nature. J'en doute aussi. Voilà, c'est
déjà la fin. Peut-être que je gratterai le reste de cette lettre
sur l'écorce d'un sapin. J'espère qu'on se reverra. Je t'aime. C.
Très beau texte avec des descriptions qui fond voyagé !
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