LE PLAT FROID (1)



VENDREDI (UNE SORTE DE PROLOGUE)


Je suis installé dans mon fauteuil et je me mets soudain à penser qu'il n'est pas très confortable. Le dossier est trop raide, pas assez incliné, et toujours cette douleur lancinante et mesquine qui remonte le long de ma jambe droite jusqu'en haut de ma fesse, bon sang, j'ai l'impression d'être assis dans le siège d'un autre, enfoncé dans l'empreinte d'un dos qui n'est pas le mien. Chabot en face de moi, très à l'aise, comme s'il était homme à dompter tous les fauteuils de tous les bureaux, se balance légèrement avec une décontraction que je lui envie. À la manière des grands patrons, il a joint ses mains en prière, seuls ses index sont levés, leur bout se percutant dans un rythme soutenu et régulier. « Péquin, l'étude de corrélation touche à sa fin, vos labos ont fait du bon boulot, c'est bien, c'est très bien, nous avons déjà pu identifier les meilleurs produits. Bon... Quand ce sera bouclé, il faudra procéder au renommage, et ça c'est une autre paire de manches... » Chabot, quel drôle de type que celui-là. Le physique même du pleutre, le teint olivâtre, les capillaires sanguins fragiles qui éclatent sur la joue en étoiles – quelle injustice, il paraît qu'il boit modérément - la joue pendante comme une escalope de poulet, et si molle qu'à chaque fois que je me trouve assis en face de lui, il me prend l'envie d'attraper et tirer sur cette babine pour en tester l'élasticité. Le fond de l’œil jaune, les yeux humides, toujours, comme s'ils étaient constamment sujets à une mauvaise conjonctivite, et sous ces yeux malades, des cernes bistre, profondes et flasques elles aussi. Malgré cela, cet homme a tout du dominant, la détermination et la persévérance, la voix calme et posée, le contrôle de ses émotions et de sa gestuelle. À cet instant, je l'imagine pousser de ses mains les accoudoirs, de ses pieds le sol, impulsant à son fauteuil assez d'énergie pour qu'il virevolte, youhou. J'ai envie de lui dire tout de go, Allez-y Monsieur Chabot, si vous avez envie de tourner sur vous-même, n'hésitez pas, cela ne me gêne pas, bien au contraire, d'ailleurs, je vais vous accompagner, trente secondes de tournis me feront le plus grand bien. « ... Bref, Péquin, je n'ai aucun doute sur le fait que vous saurez vous adapter ». J'opine du chef de façon juvénile en même temps que je caresse doucement l'épais dossier que je dois finaliser avant ce soir. C'est un peu bizarre, j'en conviens. Et déjà, un silence confus s'installe entre nous deux, qu'il me faut sur le champ briser. Je devrais lui parler de ce satané dossier et peut-être lui toucher deux mots sur Paisley. Mais Chabot émet dans son poing un toussotement embarrassé avant de reprendre :
— Et avec Paisley, ça avance ? 
— La vidéoconférence était défaillante. Un nouveau rendez-vous a été fixé à quatorze heures. 
— Hmm. 
Alors, il se lève prestement, lance vers moi un bras puissant, me gratifie d'une franche poignée, un peu douloureuse même, et abat maladroitement son ample paluche sur mon épaule, signe de toute la confiance qu'il place en moi. « Bon, je vous laisse, tenez-moi au courant pour les Écossais». Je le raccompagne à la porte que je referme derrière lui, puis je m'installe à la place qu'il occupait moins d'une minute plus tôt. Son fondement y a laissé une chaleur moite réconfortante, je positionne mon corps à vingt-trois degrés exactement, le dossier me semble plus moelleux, les accoudoirs plus larges. Dans le secret de mon bureau, je procède fissa à un échange.

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