LE PLAT FROID (2)




DIMANCHE (OU LE CHAPITRE DIT DE LA BALEINE)


C'est le premier dimanche du mois de novembre, gris et venteux, comme il se doit, par lequel s'achève une longue semaine faite de réunions à n'en plus finir, de rapports à rédiger, à faire passer dans d'autres mains et qui reviennent sur le bureau, tout biffés à l'encre rouge, de visioconférences défaillantes avec les partenaires étrangers, de rendez-vous agités avec les clients, deuxième jour d'un week-end trop court, dont le premier fut, comme tous les samedis, consacré à des tâches diverses aussi nécessaires qu'infernales - renouvellement du contrôle technique, taille des haies-, un dimanche maussade et froid, qu'on passerait volontiers sous une couette, ou disons, il faut savoir garder raison, au fond de son fauteuil au coin du feu, les pieds dans des pantoufles, une polaire sur le dos, à regarder la formule 1 à la télé.

Mais je suis là, debout et droit comme un i, adossé à l'immense poutre en chêne au milieu du salon d'Anouk et Alain, mes amis artistes. Il travaille le bois et le métal, elle dessine sur tout ce qui lui passe sous la main, avec une douce préférence pour les galets. Un peu loufoques un peu poètes, ils sont désinvoltes et pourtant attentifs à tout, c'est sans doute pour cela que j'aime leur compagnie. Aujourd'hui ils organisent un petit marché d'artisanat, où leurs amies, des femmes exclusivement, brodeuses, tricoteuses, découpeuses de papier, modeleuses de savon, vendent leurs créations. Et parmi elles, Valentine, ma compagne, qui n'est pas en reste question atypie. Depuis mon poste d'observation, je vois la masse de ses boucles rousses s'agiter derrière les marionnettes qu'elle fabrique en chiffons, ficelles, paille et brindilles. Plus proches de la poupée vaudou que de Guignol, elles sont d'une fascinante laideur. Elle les a pendues par la tête et maintenant, telle une carillonneuse avec ses cloches, elle tire sur des cordelettes pour actionner leur petit corps tout saucissonné, passant énergiquement de l'une à l'autre, les faisant voltiger, plonger, se bousculer, se chevaucher. Autour d'elle, une petite foule de curieux, conquis et éblouis, rient et applaudissent. Elle en vendra beaucoup, par deux ou par trois, et avec son coquet pactole, elle m'offrira un bon resto.

Pendant ce temps, des copains ou connaissances viennent vers moi, également en nombre, ma foi, sans doute parce que je me tiens à l'exact centre de la pièce. Ils complimentent Valentine, veulent savoir comment je vais.
   — Mais qu'est-ce que tu fais là contre cette poutre ?
   — J'ai un peu mal au dos. Et toi, comment vas-tu ?
Ils me parlent, mais ils sont comme moi, il n'y a pas grand-chose à dire, ou pas grand-chose qu'ils veuillent dire. Alors, c'est inévitable, quelqu'un.e, jugera que le moment est venu d'aborder LE sujet d'actualité qui nous occupe tous: la grève. La discussion restera cordiale, on finira même par se taper sur l'épaule, on se promettra de se revoir bientôt « Passe à la maison un de ces quatre ! », mais je sais déjà que l'un d'entre eux au moins, un type sympa et drôle au demeurant, se révélera être, au-delà de tout ce qui fait sa personne - le bon père, bon camarade, bon vivant-, un usager mécontent, un coureur de fond du travail en chemise qui peste contre « tous ceux qui profitent des régimes spéciaux et se la coulent douce pendant que d'autres triment. » Je m'abstiendrai de dire, pour ceux qui ne le savent pas encore, que mon père fut cheminot, ce qui leur épargnera la gêne ou la tentation de sortir l'habituelle connerie : « Oui, mais avant, ce n'était pas pareil, tu avoueras quand même que cette prime pour le charbon...» La voix d'Anouk s'élève au-dessus de nous, et comme elle propose du vin chaud, presque tout le monde l'entend. Ça vaut le coup de marquer une courte pause - on ne discute jamais aussi bien qu'avec un verre de vin entre les mains -. Comme il m'arrive d'être véloce, me voilà le premier servi, et ceci étant fait, je me faufile discrètement entre tous et me dirige vers la sortie, terriblement soulagé d'échapper au débat.

Une jeune femme me précède de peu. Je l'ai vue un peu plus tôt dans l'après-midi, elle assure une présence discrète derrière un stand de livres. Je la salue, elle me sourit, sort de sa poche un paquet de tabac et se roule une cigarette. Elle place la juste quantité de tabac dans le pli de la feuille, le tasse un peu, ajoute au bout un filtre, fait glisser ce petit paquet rapidement entre ses pouces et ses index. Quelle dextérité ! Décidément, je suis subjugué par tous ces gens habiles de leurs mains.
   — Tu en veux une ?
   — Si tu la roules pour moi, je veux bien.
Elle donne un vif coup de langue à la bande collante, slap, dernier mouvement vers le haut et elle me tend la cigarette. La chose est parfaite, régulière et lisse, légèrement conique. Entre mes doigts, elle paraît ferme juste ce qu'il faut. Je la porte à la bouche et trouve plaisant le contact du petit cylindre en mousse avec mes lèvres qui le pincent. Elle achève de préparer une autre cigarette, en tout point identique à la première, qu'elle allume, puis me tend le briquet. À la première bouffée, je toussote. J'ai arrêté de fumer il y a onze ans, même s'il m'arrive encore d'allumer un cigare après un bon repas entre amis. Mais la clope, c'est vraiment dégueulasse. Celle-ci tout particulièrement, il me semble. Une blonde le serait peut-être moins. Je la fume quand même avec un certain plaisir en compagnie de cette sympathique jeune femme. Elle s'appelle Charlotte, c'est une amie d'Anouk et Alain, elle aussi, mais je ne l'avais jusqu'alors jamais rencontrée. Elle écrit des romans. Elle n'en vit pas, mais c'est une nécessité, dit-elle. Je la questionne un peu sur son travail, sur ses aspirations, et elle me répond de bon cœur, c'est agréable. Mais soudain la porte s'ouvre et tous les deux nous la voyons, la baleine, magnifique et charismatique, coincée entre deux bras, ceux de Lise, qui passe devant nous, nous salue gaiement et file dare-dare dans le vent.
   — Putain, mais c'est la baleine !, s'exclame Charlotte.

C'est un morceau de bois flotté, joliment courbé, qu'au premier regard l'esprit humain associe à une baleine en pleine santé qui bondit joyeusement hors de l'eau. Alain lui avait simplement creusé deux yeux et ajouté deux transplantoirs en guise de nageoires, avant de la fixer sur un socle. Et il venait de la vendre à Lise.
   — Je ne savais pas que la baleine était à vendre !
   — Bah si, Yvon, comme toutes mes sculptures ! Tu l'aurais voulue ! Fallait me le dire, Yvon !
   — Je ne savais pas qu'elle était à vendre, je répète.
Il est plus de vingt heures, les visiteurs ont quitté les lieux, ne restent que les amis, ça mange, ça boit, ça rit fort, j'essaie de me mêler aux uns et aux autres, mais le cœur n'y est pas. Valentine multiplie les petits gestes d'affection, sa main sur la mienne, sa tête sur mon épaule, une caresse sur la joue, rien n'y fait, cette humeur maussade ne me quittera pas. Je retourne voir Charlotte, avant de partir, je veux absolument lui acheter un livre.
— Ça t'a fichu un coup, cette histoire de baleine, hein ?
Petit haussement d'épaules de celui qui feint le détachement.
— Je ne savais pas qu'elle était à vendre. Je l'ai toujours vue ici. Bref... C'est pas grave... Je viens t'acheter un livre.
J'en prends un exemplaire entre mes mains. C'est un court roman de cent cinquante pages. Je le retourne, mais la quatrième de couverture est vierge.
— De quoi ça parle ?
Elle saisit un autre exemplaire, et me désignant le titre, elle répond malicieusement :
— À ton avis ?
Le roman s'intitule Le plat froid.



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