Réponse de Yvon à Serge
J'ai
vraiment hésité avant de te répondre et Charline m'a vivement
conseillé de ne pas le faire, de jeter ton message à la poubelle et
de bloquer ton adresse mail. « Oublie-le.», m'a-t-elle dit, ou
alors « N'y pense plus. », je ne sais plus, qu'importe,
car tu vois, tu as bien réussi ton coup, vieille crapule :
depuis trois semaines que j'ai reçu ton e-mail, ça me tracasse, ça
me chiffonne, ça me démange, j'ai comme des impatiences au bout des
doigts, ça devient nerveux, c'est pourquoi je t'écris.
J'aurais
préféré ne pas recevoir de tes nouvelles et rester sur l'idée que
tu étais mort d'une cirrhose du foie ou renversé par une voiture.
Je ne souhaite à personne de mourir et certainement pas à toi –
en fait je suis soulagé de te savoir en vie- mais il se trouve qu'au
détour d'une conversation que Charline et moi avions eue un jour, te
concernant, et concernant notre épouvantable séjour chez toi, nous
nous étions demandés ce que tu devenais. Et Charline avait dit
comme ça : « Peut-être qu'il est mort d'une cirrhose du
foie ou renversé par une voiture. ». Je n'y avais pas vraiment
cru, mais je te le dis comme je le pense : l'idée que tu sois
sorti de ma vie pour toujours m'a procuré un soulagement intense.
Mais
te voici, et plutôt en bonne forme, il semblerait. Même si, çà et
là, tu pleurniches sur ton sort l'air de rien, histoire de me
rappeler que je suis un mec compatissant et empathique, des fois que
je l'aurai oublié après ce catastrophique 14 juillet 2016. « J'ai
pensé que j'avais forcément dit ou fait quelque chose qui vous
avait déplu ou blessés pendant votre séjour, et peut-être même
la veille au soir », écris-tu. Et juste avant cela, « mais
je ne suis pas un malhonnête ». Serge, Serge, Serge. Soyons
sérieux deux minutes. Tu es un type retors, comme la pluie est
mouillée et le verre cassant. C'est comme ça, Serge, tu le sais
comme moi, et en principe tu l'assumes bien, sinon ce ne serait pas
drôle, d'ailleurs pendant longtemps cela ne m'a pas dérangé. Mais on se lasse de tout, comme tu le dis si bien. Je ne
vais pas revenir sur ces quelques jours que nous avons passés chez
toi il y a deux ans, cela n'en vaut pas la peine, et tu auras beau te
cacher derrière ta bouteille de Four Roses, je n'ai aucun doute sur
le fait que tu t'en souviens très bien. Mais soyons clairs, avec
Charline, tu n'as pas juste été désagréable ou grossier, tu as
été proprement infect. Tu vois, je fabrique un oxymore rien que
pour toi.
Ces
jours derniers, alors que je réfléchissais à ce que j'allais bien
pouvoir te dire, avec ces guili guili insupportables qui me picotaient
le bout des doigts, me sont revenus des souvenirs plus ou moins
lointains, du temps où je traînais avec toi. J'ai repensé à
toutes ces anecdotes que tu racontes encore en soirée et avec
lesquelles tu tiens en haleine ton auditoire qui n'en perd pas une
miette. À cette fois où tu
avais asticoté toute une tablée de bidasses dans la pizzeria où je
t'avais invité pour ton anniversaire, et au martial coup de poing
que je me suis alors pris dans la face à ta place. À
cette autre bagarre que tu avais initiée un samedi à cinq heures du
matin dans la rue, avec des types plus ivres et méchants que toi, et
moi essayant de m'interposer entre eux et toi, dans une volonté pure
de pacification, mais moi toujours, me faisant arrêter comme tout le
monde et finissant la nuit dans une cage, un casque de moto vissé de
force sur la tête, parce que les flics craignaient que je me
fracasse le crâne contre les murs comme le cinglé qui était
enfermé avec moi. À nos
vacances dans ce camping à Juan-les-Pins, où tu avais repéré
cette jolie hollandaise que tu avais séduite au nez et à la barbe
de son mec, un gars fort comme un ours et pas moins gentil. Tu
l'avais soûlé à mort, transporté dans notre tente où il passa sa
nuit suant et ronflant à mes côtés, tandis qu'à quelques pas de
là tu t'envoyais sa petite amie dans leur tente à eux. À
toutes ces filles que tu as mises dans ton lit alors que tu savais
qu'elles me plaisaient, aux quelques unes que tu m'as carrément
piquées.
Nul ne pourrait jamais remettre en question tes talents de conteur, mais à bien y repenser, je m'étonne quand même que tu aies pu tant amuser les gens avec mes malheurs -quand ils auraient pu s'en indigner- et moi avec, moi riant avec les autres de moi, du charlot que j'étais devenu sans même m'en apercevoir, du François Perrin que tu avais fait de moi pour toi.
Nul ne pourrait jamais remettre en question tes talents de conteur, mais à bien y repenser, je m'étonne quand même que tu aies pu tant amuser les gens avec mes malheurs -quand ils auraient pu s'en indigner- et moi avec, moi riant avec les autres de moi, du charlot que j'étais devenu sans même m'en apercevoir, du François Perrin que tu avais fait de moi pour toi.
Et ta
mère me secourait, m'entourait de ses gros bras. « Arrête
donc de tourmenter Yvon ! ». Dis-lui bien que je pense à
elle parfois et embrasse-la bien affectueusement de ma part pour de
vrai. Embrasse aussi ta sœur.
Il
m'arrive aussi de penser à toi. Quand je lis, principalement un
bouquin qui pourrait t'intéresser. Quelques jours à peine avant que
tu m'écrives, je marchais dans la rue derrière une femme qui
portait une longue, ample, chaste robe noire. Elle s'est soudain
arrêtée, a retiré ses lunettes de soleil, s'est penchée, a ramené
sa robe à hauteur de son genou, dévoilant des jambes un peu
charnues, et s'en est servie pour essuyer ses verres. Je me suis dit
que cette scène t'aurait sans doute bien plu.
Je
t'imagine bien dans ton patio avec tout ton barda, et en dépit du
portrait un peu piteux de l'écrivain esseulé que tu me peins, je
sens bien que tu vibres encore, vieille branche ! Tu es vivant,
tu écris ! Mais je sais comme tu aimes te faire plaindre. Alors
tu attendais mon pardon, Serge ? Tu auras ma miséricorde !
Et avec ça, je suis presque certain que tu seras content.
Je ne
repasserai pas te voir de sitôt, mais j'achèterai ton roman, sois-en sûr. On se retrouvera comme ça.
Prends
bien soin de toi,
Yvon
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