Suzanne... ( 2 )
2.
Évelyne, Nicolas, Zoé
— Tourne
à droite Irène.
— Quoi ?
— Tourne
à droite !
Irène
braque et prend la rue suivante sur la droite. Elle avance au pas.
— Et
maintenant ?
— Je
ne sais pas.
—
Réfléchissons.
Restons calmes et réfléchissons. On va bien trouver quelque chose à
raconter.
— Il
n'y aura rien que je puisse dire pour...
— On
va en ville, on trouve un cadeau à lui faire, une montre, par
exemple. Tu rentres et tu lui diras que tu voulais lui faire une
surprise. Que tu avais repéré la montre depuis un moment déjà,
que tu regrettais de ne pas l'avoir achetée. Et moi j'étais venue
te visiter, je t'ai encouragée à lui faire ce cadeau et je t'ai
conduite à la bijouterie !
— Ça
ne marchera pas, Irène. Il n'y croira jamais. Je ne me rappelle plus
du jour où je lui ai fait un cadeau en dehors de son anniversaire.
— Justement !
Tu lui diras que tu voulais lui faire plaisir ! Moi je reste
avec toi et j'irai dans ce sens. Ça peut marcher.
— Non,
Irène, je te le dis : ça ne marchera pas. Il se dira que je me
paie décidément sa tête. Et ce sera encore pire.
— Bon...
Tu pourrais lui dire que tu te sentais mal... Que tu as fait une
crise d'angoisse. Que tu m'as appelée, que je suis venue, que je
t'ai calmée et que nous sommes parties faire un tour.
— Non.
Non. C'est n'importe quoi. Ça ne marchera pas.
Irène
est contrariée. Elle tourne en rond dans le lotissement, les mains
nouées au volant, les sourcils froncés, elle cherche un endroit où
s'arrêter, une place de parking qu'elle trouve finalement au fond
d'une impasse et dans laquelle elle se gare brutalement ; elle
coupe sec le moteur et se tourne vers moi. Je la sens furieuse. Avec
la colère, c'est étrange, ses yeux bleu pâle ont viré au gris.
— Tu
es désespérante, Suzanne. Tu refuses mes idées en bloc, soit. Mais
trouve quelque chose alors !
— Tu
ne comprends pas. Je ne suis pas à la maison et je lui ai menti. Par
deux fois ! Il doit être en train d'imaginer je ne sais quoi.
— Justement,
ne lui laissons pas le temps d'envisager les pires scénarios.
Retournons-y, la fleur au bout du fusil, avec une bonne histoire à
raconter. Tu m'as dit qu'il ne t'avait pas touchée depuis longtemps.
Ça ira.
— Tu
sais très bien que ça n'ira pas du tout. Il va te remercier
poliment et te conduire à la porte aimablement et je vais me
retrouver seule avec lui. Non, je ne le sens pas, Irène. Je ne le
sens pas du tout.
Irène
démarre la voiture aussi sèchement qu'elle l'avait arrêtée et
sans mot dire. Elle quitte la place de parking dans une manœuvre
rapide et précise, roule dans les rues sans dépasser la limitation
de vitesse, mais sa conduite est brusque et elle fixe la route sans
ciller. J'entends le son de sa respiration. Elle est intense et
profonde. À cet instant, je me soucie plus de savoir pourquoi elle
est en colère que de la réaction de mon mari quand il s'apercevra
que je ne rentrerai pas. Mais je n'ose pas lui parler. Je veux
attendre qu'elle se calme. Il fait presque nuit. « Éteins ton
téléphone », ordonne Irène, et j’obéis. Nous arrivons sur
la N57. Cette même route sur laquelle nous roulions tranquilles le
matin même, que je connais bien désormais mais que je n'ai pas
l'habitude de prendre dans ce sens à cette heure de la journée.
Cette pensée m'apaise et je sens quelque chose qui lâche en moi. La
route est bordée de hauts sapins des Vosges. Non, la route traverse,
fend en deux, une dense forêt de sapins des Vosges. Ce n'est pas
pareil. Ils sont impressionnants par leur hauteur et leur vigueur,
avec leur écorce noire et leurs larges rameaux grisâtres qui
battent l'air. Je me détourne d'eux et ne les vois plus que
partiellement, qui se succèdent dans un rythme saccadé, alors que
l'asphalte quasiment neuf, noir lui aussi, et brillant, se déroule
devant nous. Plusieurs fois, mes paupières s'abaissent lourdement
sur mes yeux avant de totalement se fermer sur eux. Là, je suis une
autre ligne noire, celle que tracent sur le carrelage bleu des
carreaux de faïence noirs d'un bout à l'autre du bassin olympique.
Je nage au-dessus de la ligne, au plus près, je sens le poids de
l'eau sur mon dos, mais la sensation est agréable, je la brasse de
mes mains et la bats de mes pieds et ainsi j'avance avec assurance et
en douceur. Irène a tourné la tête vers moi et m'a jeté un bref
coup d’œil. Cette imperceptible modification de l'espace, cet
infime déplacement de l'air, cette attention fugace portée sur moi,
je l'ai senti.
— Je
ne dors pas, dis-je.
— Tu
peux dormir, ça ne me gêne pas.
— Tu
es encore fâchée ?
Elle
secoue la tête. Ce mouvement basique du corps peut signifier
différentes choses, et là encore c'est très étonnant, il est
facile, avec un peu d'attention, de l'interpréter. Irène secoue la
tête et cela ne veut pas dire qu'elle n'est plus fâchée, cela veut
dire que décidément, je ne comprends rien.
— Parle-moi
Irène.
Elle
frappe le volant du plat de la main.
— Mais
bon sang, à quoi pensais-tu Suzanne ? Tu ne veux pas rentrer
chez toi ! Et alors quoi ? Qu'est-ce que tu vas faire
maintenant ? Tu as un plan ? Et as-tu seulement songé aux
problèmes que cela pourrait me causer !
— À
toi ?
— Ton
mari va me questionner, il saura sans doute que tu es avec moi !
Je m'étonne qu'il ne m'ait pas encore appelée.
— Depuis
la maison, il n'a pas pu voir ta voiture.
— Tu
en es sûre, Suzanne ?
Je
ne réponds rien. La voiture avance en douceur sur le bitume. À
nouveau nous ne parlons pas. Nous roulons en silence sans croiser
d'autres véhicules. Je cligne des yeux et lutte pour ne pas
m'endormir quand soudain son téléphone vibre. Irène désigne son
sac à main du menton.
— Regarde
si c'est lui.
Je
sors le téléphone du sac. C'est bien le numéro de portable de mon
mari qui s'affiche.
— Oui,
c'est lui.
Sans
attendre, Irène se déporte, se gare sur le côté de la route,
arrête le moteur. Prend une profonde respiration et décroche.
— Allô ?
— Irène ?
— Oui ?
— C'est
Franck. Le mari de Suzanne.
— Franck !
Excuse-moi, je ne t'avais pas reconnu.
— Je
viens de parler avec Joël. C'est lui qui m'a donné ton numéro.
— Pas
de souci, Franck. Tout va bien au moins ?
— Je
cherche à joindre Suzanne.
— Suzanne ?
Pourquoi, elle n'est pas à la maison ?
— Non,
elle n'est pas là. Je voulais savoir si elle était avec toi.
— Ah
non, désolée, nous n'avions pas prévu de nous voir. Tu as essayé
son portable, j'imagine ?
— Il
est éteint.
— Eh
bien, elle n'a peut-être plus de batterie. Ça arrive. Mais il n'est
pas très tard. Elle rentrera sans doute bientôt. Tu es inquiet ?
— Sa
voiture est dans le garage. Tu es certaine qu'elle n'est pas avec
toi, Irène ?
— Non,
Franck, je t'assure. En fait, cela fait un petit bout de temps que
nous ne nous sommes pas vues. Pour tout te dire, je comptais
l'appeler prochainement. Bon, peut-être est-elle en visite chez des
voisins ?
— Non
Irène, Suzanne ne va pas en visite chez nos voisins.
— Peut-être
est-elle allée se balader ?
— Hmm...
— J'aimerais
pouvoir t'aider Franck, mais je ne sais pas trop quoi te dire. Je
suis sûre qu'elle va bientôt rentrer et qu'il y aura une
explication toute bête à tout ça.
— Tu
as sans doute raison. Je suis désolé de t'avoir dérangée.
— Tu
ne m'as pas du tout dérangée, Franck. Encore une fois, je suis sûre
qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Tiens-moi quand même au
courant, tu veux bien ?
— Je
le ferai. Au revoir Irène.
— Au
revoir Franck.
Irène,
la menteuse. Excellente. Parfaite comme dans tout ce qu'elle fait. Ni
elle ni moi ne prenons la peine de commenter ce qui vient de se
passer. Nous reprenons la route. Irène, droite comme un i, les mains
à 10h10 sur le volant, regarde fixement devant elle. Et moi, tournée
vers elle, le dos collé à la vitre, c'est elle que je regarde. On
dirait qu'elle suit scrupuleusement un point ou quelque objet luisant
dans la nuit, à moins que ce soit la ligne continue blanche qu'avale
inlassablement la voiture. Il pleut maintenant. De fines gouttes
crépitent sur la carrosserie et s'écrasent sur le pare-brise que
les essuie-glaces balaient à vitesse maximale. Bien entendu, Irène
est un peu tendue et reste concentrée. Qui aime conduire sous la
pluie la nuit ? Je
m'enfonce dans mon siège, tire sur les manches de mon pull-over pour
y enfouir mes mains, remonte le col le plus haut possible. Toujours
personne d'autre que nous sur la nationale. Irène a actionné le
chauffage. Dans l'habitacle, la température atteint sans doute les
vingt-cinq degrés. Je referme les yeux et prête l'oreille à la
somme des bruits qui me parvient : le contact de la gomme avec
le grain fin de l'asphalte, le battement de la pluie, le ronronnement
du moteur, celui du chauffage, le va-et-vient des essuies-glaces, la
respiration d'Irène et la mienne.
Nous
arrivons. Irène pousse la porte du chalet et nous entrons dans le
corridor. Nous suspendons nos manteaux et retirons nos souliers
mouillés. Lorsque je relève la tête, Nicolas Klauser est debout
devant moi, il tient du bout des doigts une branche de ses lunettes
qui se balancent dans le vide. Il était en train de lire, très
certainement. Il m'interroge du regard avec bienveillance et douceur
et me prend dans ses bras sans me retenir. « Va donc
t'installer dans le salon », me dit-il. Je jette un regard à
Irène qui attend que je disparaisse, ce que je fais volontiers,
comme une petite fille à qui on autorise à aller jouer dans sa
chambre. Ils parleront de moi, comme si j'étais cette enfant, ou
comme si j'étais vieille, ou malade, ou folle. Peu m'importe. Je
m'en remets à eux.
*
Cinq
jours passent. Je suis sans nouvelles d'Irène. Je songe à ce que
fait, pense, mitonne mon mari, comment il s'organise pour me
retrouver, ce qu'il prépare en représailles. Je pense à la suite.
Alors quoi ? Rester ici / Porter plainte / Demander le divorce /
Partir ? Où ? Je n'arrive pas à réfléchir. « C'est
trop tôt », me disent Évelyne et Nicolas. « Il te faut
du repos et du calme. Tu auras l'esprit plus clair dans quelques
temps. Et alors seulement tu pourras agir. Mais pour l'heure, ne te
fais pas violence. Repose-toi, reprends des forces. Laisse-toi
aller. » Mais c'est à Irène que je pense le plus. À quel
point est-elle fâchée ? Lui ai-je vraiment causé des
problèmes ? « Mais non, mais non », disent les
autres.
Zoé
est là aussi. Zoé n'est pas une femme battue. Son mari est mort il
y a un peu moins de deux ans, et pour une raison qui lui échappe,
elle s'en sent coupable. Elle n'a pourtant rien à se reprocher. Il
était ouvrier du bâtiment, il est mort sur un chantier, écrasé
par des blocs de béton. Zoé a perdu pied depuis. C'est elle qui le
dit ainsi. Elle vit au chalet depuis déjà plusieurs semaines. Elle
a quitté la maison et a laissé ses enfants en garde chez ses
beaux-parents. Elle est là pour le repos et le calme, elle aussi.
Pour se clarifier les idées et reprendre des forces avant d'agir. Je
me rends compte pourtant qu'elle a mauvaise mine, elle a encore
maigri. C'est une fille fragile. C'est avec elle que je passe
l'essentiel de mon temps. Nous nous levons tard, elle encore après
moi. Je cuisine pour tout le monde, essentiellement les légumes
cultivés dans le jardin au pied du chalet que Nicolas dépose sur le
bord de l'évier chaque matin. J'encourage Zoé à manger, mais elle
picore comme un moineau. Après le repas, nous sortons faire une
balade en forêt. Ces jours derniers le vent est encore plus puissant
qu'à mon arrivée. J'enroule mon bras autour de Zoé et parfois je
la sens qui tremble. Nos visages sont soudés l'un à l'autre, nos
joues appuyées l'une à l'autre. Nous portons des fichus colorés
sur la tête, dont les pans flottent dans l'air. Les Klauser marchent
devant nous main dans la main. À notre retour au chalet, je lance un
café. Zoé et moi, confortablement installées dans les gros
fauteuils en toile à côté du poêle à bois, le buvons à petites
gorgées. Nicolas et Évelyne s'éclipsent dans leur chambre à
coucher au bout du couloir.
— Ils
vont baiser, m'avait informé Zoé le premier jour en chuchotant.
— Mais
non !
— Mais
si.
Et
en effet, un peu plus tard, traversant le couloir, nous sont parvenus
des râles étouffés, des soupirs, des crissements de sommier. Je
fus à la fois troublée, amusée, curieuse et envieuse. Le sexe. J'y
ai renoncé depuis longtemps. Mon mari aussi, d'ailleurs. Avec moi en
tout cas. Avec une autre ? C'est très possible. Je suspecte
depuis quelques temps qu'il a une maîtresse. Je l'ai souhaité même.
Le souhaite encore.
*
Sixième
jour : coup de fil
d'Irène. Elle me dit d'emblée qu'elle a peu de temps. Joël s'est
absenté mais ne tardera pas à revenir.
— Comment
vas-tu ?
— Je
suis fatiguée, mais je me repose. Je crois que je ne réalise pas
bien encore ce qui se passe. Pour l'instant, je suis plutôt sereine.
— Zoé
est avec toi ?
— Oui.
Elle est là. Et toi, comment vas-tu ?
— Bien,
bien. Joël et moi sommes allés voir ton mari dimanche. Nous avons
déjeuné avec lui. J'ai préparé le repas dans ta cuisine. C'était
un peu étrange comme situation.
— Je
comprends... Et ? Comment est-il ?
— Difficile
à dire. Il agit comme s'il n'était pas vraiment affecté par ton
départ. Mais il a mangé avec un appétit vorace. À croire qu'il
n'avait rien avalé depuis ton départ.
— Il
mange au restaurant tous les midis. Mais le soir... Je ne suis pas
certaine qu'il soit fichu de se faire cuire un œuf. Sais-tu s'il a
porté plainte ?
—
Porté
plainte ?
—
S'il
a déclaré ma disparition, je veux dire.
—
Non.
Il ne l'a pas fait et ne va pas le faire. Pas pour l'instant en tout
cas. Joël le lui a pourtant conseillé.
—
Hmm.
Et comment explique-t-il mon départ ?
— Il
reste vague. Il... laisse à croire que tu es... un peu instable.
—
N'importe
quoi !
— Il
dit que nous ne te connaissons pas telle que tu es vraiment. Que ce
n'est pas toujours facile...
— Il
tente de vous apitoyer, de se faire passer pour une victime !
— Que
voulais-tu qu'il dise ? « Je frappe ma femme depuis tant
d'années qu'elle en a eu assez ? »
—
Non,
évidemment... Et ton mari, il y croit ?
—
Moyennement.
Il trouve tout ça bizarre.
—
Bien
sûr. Et toi, comment as-tu réagi ?
—
Avec
sollicitude et bienveillance, comme il se doit. Qu'aurais-je dû
faire sinon ?
—
Rien
d'autre. C'est parfait.
— En
tout cas, je te le répète, il croit fermement que tu vas revenir.
Et toi, as-tu déjà réfléchi à ce que tu vas faire ?
— Non.
Pas du tout. Pas encore. A-t-il appelé ma sœur ?
— Je
le lui ai demandé, mais il a esquivé la question.
— Il
ne l'a pas fait. Il est trop fier.
—
C'est
aussi ce que j'ai pensé. Et toi ? Tu vas l'appeler ?
— Je
n'y ai pas réfléchi. Mais... ça fait si longtemps. Je ne saurais
pas quoi dire.
— Tu
pourrais lui expliquer. Comment tu as vécu. Tu m'as dit que c'était
une bonne personne. Elle comprendra.
— On
verra. Est-ce que tu es encore fâchée contre moi, Irène ?
— Je
n'étais pas fâchée.
Zoé
apparaît sur le pas de la porte, hésitante. Je cligne des paupières
pour lui faire savoir qu'elle ne dérange pas. Elle entre et
s'installe dans un fauteuil tandis que je poursuis ma conversation.
—
Quand
viendras-tu au chalet ?
—
Quand
Joël repartira en déplacement. Mais je ne connais pas son planning.
Je dois te laisser maintenant, il ne va pas tarder à rentrer.
—
Merci
Irène.
—
Prends
soin de toi. À bientôt.
— À
bientôt.
Je
raccroche. De l'avoir entendue m'a fait du bien, m'a rendue triste,
m'a agacée, tout en même temps. Elle ne connaît pas le planning de
Joël. C'est étrange. D'habitude elle est au courant de tous ses
déplacements bien à l'avance.
— Alors,
que raconte ton mari ? Demande Zoé.
— Que
je suis dingue ! Enfin en substance.
— Crevure.
Et Irène ?
— Eh
bien ?
— Comment
va-t-elle ?
— Bien.
Elle viendra bientôt.
— Vous
êtes amies depuis longtemps ?
— Nous
nous connaissons depuis plusieurs années, mais nous n'avons pas
toujours été si proches. C'est plutôt récent.
— Hmm.
Irène
et Zoé se sont rencontrées dans un de ces groupes de parole pour
femmes et c'est Irène qui a présenté Zoé à Évelyne et Nicolas.
C'est grâce à elle si elle est au chalet aujourd'hui. Pourtant, je
sens Zoé méfiante lorsqu'elle évoque Irène, presque un peu
revêche, je sens qu'Irène lui est antipathique. Je ne veux pas
savoir pourquoi.
—
C'est
l'heure de notre promenade, ma petite.
*
Deux
semaines s'écoulent. Mado et Paule sont passées deux fois au
chalet, mais Irène n'est toujours pas venue. Au téléphone, elle
dit qu'elle veut rester prudente. Mon mari s'est décidé à déclarer
ma disparition. La police interrogera sans doute Irène et les
voisins. Mais que pourront-ils bien leur dire ? Ils travaillent
tous en journée et ne savent rien de ce que je fais. Je prends la
voiture de temps en temps et pars quelques heures. Et après ?
Quant à Irène, elle saura bien quoi leur raconter. C'est-à-dire
pas grand-chose : « Il arrive que l'on se voit. Mais
Suzanne est une femme discrète. Nous parlons surtout cuisine. »
Je m'étonne d'être si calme. Ici, les jours passent lentement et je
pourrais m'ennuyer, mais ce n'est pas le cas. Je crois que quelque
chose se passe, que je chemine dans ma tête. Tous les matins, je
bois mon café avec Évelyne. Parfois elle m’entraîne dans le
jardin. Au début, je n'étais pas très à l'aise en sa compagnie.
Je crains les tête-à-tête de manière générale, mais je crois
surtout que son physique m'indisposait un peu. L'histoire dit qu'elle
a été une très belle femme autrefois et sans doute est-ce vrai. Du
point de vue des autres, elle l'est encore. J'en suis moins certaine.
Je trouve son visage curieux, sans doute parce qu'il est androgyne.
Elle n'aurait pas ces longues mèches claires qui tombent sur ses
tempes, qu'on pourrait la prendre pour un homme. De même, il est
difficile de lui donner un âge. Sa peau est lisse et souple, son
teint frais, mais ses joues sont creusées et une unique ride
profonde lui barre le front, lui conférant un air sévère, adouci
quelque peu par des yeux d'un bleu délavé. Ses poignets et ses
chevilles sont étroits, mais ses épaules sont assez larges et ses
mollets sont forts. Elle est féminine et masculine, jeune et
vieille, elle est grâce et rudesse, tout à la fois. Je me suis
toutefois habituée à ce visage et à ce corps, même si je reste un
peu troublée quand je m'attarde à l'observer. Mais d'Évelyne émane
un je-ne-sais-quoi puissant qui exerce sur moi
une attraction mystérieuse, et surtout, elle est douée d'une
capacité d'écoute hors du commun. Attentive à l'autre sans jamais
se montrer curieuse, elle peut tout entendre, tout comprendre, tout
croire. Elle ne juge pas, ne bouscule pas, ne dispense aucun conseil,
réserve un avis éclairé à quelques occasions seulement ;
elle écoute, simplement, patiemment, et pose quelques questions
d'une évidente justesse, formulées au bon moment et dont la réponse
nous survient magiquement, limpide, montrant peu à peu la voie à
suivre. Je découvre que lui parler et se faire entendre d'elle est
une délivrance.
Nicolas
est très différent. Son approche est autre. Il ne cherche pas la
confidence, mais sa présence est douce et il se dégage de lui une
rassurante et affectueuse chaleur.
Un jour, lors de nos premières visites au chalet, Irène s'était
penchée vers moi et m'avait glissé quelques mots à l'oreille au
sujet de Nicolas : « Il est séduisant, n'est-ce pas ? ».
Cela m'avait contrariée. Je n'avais pas envie de savoir qui pouvait
plaire à Irène, pas envie même de savoir qu'elle pouvait encore
être sensible aux charmes de quelqu'un. Je la croyais bien au-dessus
de tout cela. Mais puisque la question se posait, je trouvais que
Nicolas était bien trop ordinaire pour elle, comme Joël l'était
dans un autre registre, qu'elle était bien trop belle pour l'un
comme pour l'autre. J'avais simplement haussé les épaules feignant
l'indifférence. Nicolas est de taille et de corpulence moyenne, son
cou est court, ses épaules sont basses, mais il se tient droit. Son
visage est assez étroit, son nez bien présent, ses lèvres si fines
qu'au loin on les distingue à peine. Ses sourcils sont épais et
sombres, ses yeux, ronds, bruns, expressifs,
mais le regard est toujours paisible.
Nicolas parle d'une
voix calme et grave, presque murmurante. Il avance en douceur
comme s'il glissait sur le sol ; tous ses gestes sont lents et
fluides. Depuis quelques jours, je frémis lorsqu'il est près de
moi.
*
Notre
promenade quotidienne m'est devenue indispensable. Il nous arrive de
sortir plus tard, quand il ne fait presque plus jour, mais pas encore
nuit, à ce moment si particulier de la journée que l'on appelle
justement l'heure bleue. Là, dans la forêt, ma petite Zoé sous le
bras, je me sens en paix. Elle a retrouvé un peu d'appétit et a
repris un peu de masse. Moi, je songe à appeler ma sœur. Après
notre promenade, Zoé et moi retournons toujours dans le petit salon
avec notre café ou une tisane et, blotties l'une contre
l'autre dans le sofa moelleux, nous laissons passer le reste de la
journée près du feu. Parfois, Évelyne reste avec nous, tandis que
Nicolas bricole sur une vieille moto achetée aux enchères dans la
cave. D'autres fois, ils s'enferment dans leur chambre. Et ils ne
ressortent de là qu'à la nuit tombée. Toujours des râles et des
soupirs de plaisirs. J'éprouve ce mélange confus, de gêne,
d'irritation et aussi d'excitation.
*
Évelyne
veut passer un peu de temps seule à seule avec Zoé. Elle la
réveille tôt le matin et l'emmène se promener après le
petit-déjeuner. Je ne sais pas trop de quoi elles parlent, mais déjà
Zoé me semble plus confiante et plus volontaire.
— Tu
sais Suzanne, je suis en train de réaliser que mon mari était un
con. Je ne voulais pas l'admettre, je ne voulais pas y penser, parce
que... ben il est mort, on laisse les morts tranquilles, on ne dit
pas du mal d'eux. Mais enfin, je peux le dire maintenant, c'était un
con. Et quand je dis « con », je ne veux pas dire qu'il
était idiot, hein ? Enfin, bien sûr, il n'était pas
particulièrement intelligent. Disons qu'il était d'une intelligence
moyenne. Il n'était pas non plus méchant. Il ne me cognait pas
comme ton bonhomme le faisait avec toi. Mais on ne peut pas dire que
c'était un mari et un père attentionné. Il ne s'occupait pas des
enfants. Jamais un mot gentil pour eux ou pour moi. À la maison, il
ne faisait rien. Absolument rien. Les pieds sous la table, la main
sur la canette de bière. Il était jeune, mais il se comportait
comme un vieux. Comme son père avec sa mère. Pareil. Nous n'avions
aucune discussion sur rien. Il ne pensait pas à nos anniversaires.
Enfin, tu vois... Seul son travail comptait. Son travail et le quad.
— Le
quad ?
— Il
faisait du quad. Il avait deux quads : un quad raptor et
un quad cobra. C'était sa grande passion du dimanche. Tu
vois, quand je te dis que c'était un con.
— Et
ça te fait quoi de réaliser ça ?
— Ben...
Je me dis que ça fait deux ans que je pleure la mort d'un con avec
lequel de toute façon il valait mieux que je ne finisse pas ma vie.
C'est
le temps des grandes révélations. Au téléphone, Irène me dit
qu'elle et Joël sont passés à l'improviste chez mon mari samedi
soir après 20 heures... et qu'il n'était pas là. « Joël a
suggéré que Franck verrait une autre femme... Depuis un moment
déjà. Il n'a pas voulu en dire davantage, mais je crois bien qu'il
est dans la confidence. ». Stupeur. Blessure d'ego. Ce salaud
me trompe. Je lui ai rendu service en partant. Puis, retour à la
raison. C'est ce que je voulais. Peut-être va-t-il me laisser
tranquille ? Euphorie. À mon retour dans le salon, j'annonce la
nouvelle comme si elle était avérée. Et j'en ris, un peu
nerveusement, c'est vrai, mais ma bonne humeur est contagieuse et
encourage les uns et les autres à plaisanter tour à tour sur tout
et sur rien. Je vis un moment joyeux et presque insouciant, comme je
n'en ai pas vécu depuis longtemps. Depuis mon voyage à la neige
avec Irène.
Commentaires
Enregistrer un commentaire