Quand j'étais nous. Chapitre 5
Une nouvelle vague d'attentats frappe la ville - sans faire de blessés jusqu'ici - près de vingt cinq ans après les derniers événements sanglants. Tout le monde est sur ses gardes, les habitants se méfient de leurs voisins, ils ont cette mine défaite, cette mine de la défaite, ils sont en train de vivre leur plus grande déception car ils le savent maintenant : derrière les apparences d'une ville reconstruite, inscrite enfin, comme toutes les autres, au cœur du progrès, c'est toujours la même merde. Je traîne mes bottes dans les rues nonchalamment. Je croise peu de passants et surtout, je ne vois plus la vieille maîtresse d'école qui se terre sans doute dans sa maison pourrie sous une couche de chats hirsutes. J'arrive en retard à tous mes cours mais nul ne s'en soucie. Dans les classes, ils s'agitent tous autour de la dernière bombe qui a fait péter les Archives de la ville. Je ne peux les empêcher de s'exprimer mais je demande qu'ils le fassent au moins en français. Tant d'indifférence les stupéfait, ils me regardent avec cette expression d'horreur qui me réjouit. Lui n'aime pas me savoir seule dans les rues.
La fille des voisins a accouché avec dix jours de retard ! Je ne savais même pas que c'était possible. C'est un garçon et il est en bonne santé. J'irai les voir bientôt.
Nous nous promenons dans les bois et passons des heures à longer les routes. Il collecte de la ferraille, des tuiles, toutes sortes de choses – les forêts et bords des routes sont de vrais dépotoirs- et les entrepose derrière la maison. De temps à autre, il vend une gouttière, un pneu ou même un grille-pain. C'est ainsi qu'il a toujours gagné sa vie. Je l'admire pour ça.
Le grand pin est malade. Au début, les aiguilles étaient striées de bandes rouges qui se sont depuis transformées en croûtes noires. Il pulvérise désespérément un produit bleu sur les branches et sur le tronc.
Dans la première nuit du mois d'octobre, c'est la statue sur la grande place qui est tombée. Un vieillard est accroupi au milieu des décombres ; il pleure en serrant contre lui le tibia en marbre du cheval. Je me demande ce que ça peut bien lui faire. Je ne peux pas m'en empêcher. Je ne peux pas réfléchir autrement.
Je retrouve la fille des voisins dans la maison de ses parents aujourd'hui devenue coquette et chaleureuse. Ici, le drame extérieur n'a pas de prise. L'enfant n'est pas très vif, mais blotti contre sa mère, il semble être à l'aise. Je glisse mon indexe entre ses doigts minuscules et il le serre. C'est une douce et étrange sensation que je ne connaissais pas et qui m'est pourtant familière. On frappe à la porte et elle s'ouvre l'instant d'après. C'est la vieille maîtresse d'école qui avec elle laisse entrer une bourrasque si puissante qu'elle en ébouriffe le duvet sur le crâne du nouveau-né. La fille des voisins dépose son bébé dans son couffin et disparaît dans la cuisine pour nous préparer du thé.
« Cela fait plusieurs semaines que je ne t'avais pas vue. Il faut dire qu'avec les événements des dernières semaines et ce vent qui se lève, plus personne ne met les pieds dehors.
– « Quand soudain il se leva un vent très fort qui vint en mugissant rouler ses vagues invisibles entre les lourdes cimes, faisant frissonner les aiguilles des pins et ployer les hautes herbes qui s’inclinaient sur son passage ».
– De qui est-ce ?
– Léopold de Sacher-Masoch.
– À propos de pin, le vôtre est dans un sale état, m'a-t-on dit.
– C'est la maladie des bandes rouges. Nous sommes en train de le soigner.
– On m'a dit que c'était sans doute déjà trop tard. »
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