Quand j'étais nous. Chapitre 6

Je l'entends qui trotte derrière moi et je maudis ma jambe de ne pas pouvoir m'emmener plus loin plus vite. Elle me rattrape et s'accroche à mon bras comme si sa vie en dépendait. « Je m'accroche à ton bras sinon je risque bien de m'envoler ! ». Je l'imagine instantanément, ce corps ridicule, sec et fripé, qui dans ses jeunes années avait tant fouetté de petits corps charmants, être emporté par le vent par delà les toits et se désagréger en osselets jaunis au milieu des tuiles volantes. Ah, elle s'agrippe et bien que légère, elle pèse contre mon flanc et contre ma jambe invalide. Le vent d'est me frappe au visage. Je n'avance plus. Je parviens à pousser ce corps monstrueux, somme du sien et du mien, sous un porche, à l'abri. Je rabats mon châle sur mon cou, la vieille réajuste son fichu. Nous voilà face à face, je la domine d'une tête au moins. Son visage est trempé de pluie.

 – Pourquoi restes-tu ici avec tout ce qui s'est passé ?
– Tout ce qui s'est passé, c'est du passé.
 – Je ne te demande pas pourquoi tu es revenue. Mais pourquoi tu restes. Je ne te parle pas des autres. Je te parle de lui. De ce qu'il a fait après que tu sois partie.

Alors elle enchaîne, elle déploie sa parole comme elle déroulerait un rouleau de fils barbelés. Elle crache les mots "assassin" et "barbarie" qui m'atteignent comme des fléchettes empoisonnées. Pourtant ce qu'elle dit, je ne peux l'entendre et je ne peux le croire. Cette femme-là, c'est une boîte à mensonges qui s'ouvre. Mais sonnée par la tempête, je suis à sa merci. Je ne trouve pas une seule brèche pour l'interrompre. Je suis en train de me ramollir, de me rabougrir. Et elle parle et elle parle. Je devrais lui dire de fermer sa gueule ou l'étouffer de mes mains. Mais mon dos ploie comme si une deuxième elle se trouvait derrière moi et me frappait la nuque avec un bâton. Et puis la pluie s'arrête et la tempête se calme. Elle me regarde au fond des yeux, pose sa main squelettique sur mon épaule et conclut avec un air qui semblerait presque sincère : « Je suis désolée ».

Commentaires

Articles les plus consultés