Quand j'étais nous. Chapitre 8
Je suis assise sur la chaise en formica au bord de la fenêtre de la chambre. Je regarde la carcasse du pin et je l'attends. J'attends de le voir apparaître. De longues heures durant. Puis je me traîne jusqu'au lit, je m'endors.
À mon réveil, il est là, assis sur la chaise en formica. Il fait nuit noire mais le réverbère à l'extérieur barre son visage d'une lumière orange. Il me regarde, moi aussi je le regarde, j'ai l'impression de le voir pour la première fois depuis longtemps. Quelque chose dans son visage a changé. Je tends la main vers lui, il se lève, s'assoit de biais sur le lit, me tend la sienne et nos doigts se croisent. Chacun de nous penche la tête vers l'autre et nos fronts se touchent. Nous restons ainsi quelques minutes durant, puis il se relève. Je le suis jusque dans le couloir. Il ouvre le placard, en sort une boite à outils, en sort un marteau. Nous partons.
Il marche vite et je cours du mieux que je peux derrière lui. Je ne lui demande pas de m'attendre, je ne proteste pas, ni n'essaie de l'arrêter. Toutefois, lorsque nous croisons un petit groupe d'hommes réunis en cercle dans l'obscurité, qui semblent préparer un mauvais coup, je me dis l'espace d'un instant que nous ferions bien de les rejoindre. Mais il ne s'arrête pas. Nous grimpons la difficile côte. Le vent souffle dans mon dos et me projette en avant. Nous voilà devant la maison. Il pousse la petite grille grinçante, monte les quelques marches, défonce la porte à coup de bottes. C'est net et c'est précis. Elle cède sans résistance. Il monte les escaliers avec détermination et calme et je lui emboîte le pas. Il ouvre la porte de la chambre comme s'il y avait déjà pénétré cent fois. Une lampe de chevet s'allume. Elle s'est redressée dans son lit, elle a l'air épouvanté, il avance vers elle, elle voudrait hurler, sa bouche est grande ouverte mais aucun cri ne s'en échappe, elle tente de protéger son visage mais il la frappe d'un coup de marteau en plein milieu du front et c'est déjà fini. Le marteau tombe sur l'épaisse moquette en laine écrue maculée de nos traces de pas. Nous restons là un certain temps à l'observer. Elle porte une chemise de nuit en flanelle constellée de petites fleurs roses sous laquelle on devine des seins flapis. Ses yeux sont grands ouverts, figés et vides. Un voile laiteux déjà les recouvre. Le sang jaillit de son crâne fracassé, coule le long de son nez, goutte de son menton, ruisselle le long de son cou jusqu'à la chemise de nuit et se répand en une tâche rouge sur les roses roses.
Je le prends par la main et le conduit hors de la chambre. Il faut partir. Dehors, dans le brouillard, une lumière s'est allumée derrière une fenêtre. Partons ! Cette fois-ci je marche devant, sans lui lâcher la main, il avance mollement, le vent semble vouloir le clouer sur place, mais je le tire. À cet instant j'ai de la force pour deux. Nous dévalons la côte, traversons les rues, passons devant l'épicerie centrale, devant les ruines du monument aux morts, arrivons enfin sur le bon vieux sentier caillouteux, entrons dans la forêt. Ce n'est pas la pleine lune, c'est une lune gibbeuse croissante mais elle est puissante et elle éclaire notre route. Nous marchons prudemment sur la piste accidentée qui nous mène à la mer.
Nous sommes face à elle maintenant ; c'est une étendue noire et agitée sous la lune. Nous sommes côte à côte, sa main droite serrant ma main gauche. Nous sommes calmes. Nous regardons au loin. Je suis la première à entrer dans l'eau.
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