Quand j'étais nous. Prologue.



Nous descendions le chemin tous les samedis après-midi depuis le moment où nous pouvions marcher jusqu'à l'âge adulte. Avec le temps, la promenade avait forcément perdu de son charme mystérieux et aussi de sa charge érotique, qu'à l'époque nous n'aurions bien sûr jamais nommée ainsi mais qui existait bel et bien, et qui nous plaisait tant lorsque nous étions des enfants. Vers la fin, le plus souvent, je le suivais par habitude avec une sorte de lassitude volontaire, sans plaisir. Lui marchait avec la même hâte, la même souplesse. D'ailleurs il n'avait pas beaucoup changé. Il avait vieilli à la verticale, gagnant plus de centimètres en une année que moi, en deux. Mais alors qu'il était devenu un homme, il lui restait de l'enfance ce visage aux mâchoires un peu rondes, comme s'il n'était pas fini, ce visage de jeune gitan, entouré de cheveux fous, et foncé, tout droit sorti d‘une terre noire en pleine canicule. 


Porté par des jambes insectiles, il avançait entre les briques et les poutres du chantier abandonné en bas de chez moi, sautillant parfois de l'une à l'autre. Il dévalait la côte en ouvrant les bras et basculant de gauche à droite comme sont censés faire les avions. Ça et là, il se retournait pour voir si j'arrivais à le suivre, avec ma vilaine jambe boiteuse. La plupart du temps, je ne me plaignais pas, je claudiquais le plus vite possible derrière lui, haletante, les tempes battantes, le cœur battant. À y repenser, c'était un peu ridicule, je connaissais ce parcours, je ne risquais pas de me perdre. Mais la ville alors était dangereuse, ses rues, sombres et délabrées, habitées par des hommes à l’œil mauvais, des chiens affamés, des poseurs de bombes. Il arrivait donc que je sois prise d'une crise de nerfs ; je m'accroupissais et criais, me relevais et l'insultais, éclatais en sanglots et lui jetais des pierres qui ne pouvaient pas l'atteindre. Il était déjà trop loin. Ce chemin, c'était un peu mon chemin de croix, chaque semaine renouvelé. Nous passions devant l'épicerie centrale devant laquelle s'amassaient les vieillards édentés et les clodos édentés au milieu d'épluchures et de papiers gras. À chaque fois, le marchand l'attrapait au vol et lui fourrait un paquet de graines, un fruit, ou un savon dans la poche. Il lui disait « Tiens, tu donneras ça à ta mère ». C'était un gros type au dos poilu et à la figure burinée et violacée qui ressemblait à une vieille figue sèche. Il me dégoûtait. Il le dégoûtait aussi. « Je suis sûr que ce sale porc, il baise ma mère », disait-il. Nous passions devant le monument aux morts autour duquel s'attroupaient de jeunes gars loqueteux et sauvagement tatoués qui s'amusaient de nous voir filer devant eux. « Tiens, v'là le gitan et la boiteuse !». Ils n'étaient pas les seuls à nous appeler ainsi. En fait, c'était ainsi que tous nous appelaient, des enfants du garagiste aux anciens, postés sur leur chaise en plastique sur leur bout de trottoir, tous, avec plus ou moins d'agressivité, de moquerie, plus ou moins de tendresse. Aux méchants, nous dressions bien haut notre majeur, histoire de les envoyer se faire foutre en même temps que de se prendre encore un : « Vauriens, je t'en donnerais moi! ».


Nous arrivions enfin sur le bon vieux sentier caillouteux. Un dernier regard vers la ville, ses immeubles de béton troués, ses tiges de fer oxydées, ses antennes de télévision tordues, ses fumées grisâtres compactes, ses gens, bons, paresseux, courageux, médiocres, énervés et nous nous laissions glisser sur la pente. Nous entrions ensuite dans la forêt, obscure, mouvante, plus hostile encore que la ville. Nous marchions pieds nus sur des tapis de mousse doux et humides que nous serrions entre nos orteils. En été, toujours, nous faisions une halte, tombions sur la terre fraîche et le nez en l'air, fixions le ciel derrière les branchages emmêlés. Là il déclarait: « Un jour, on fera l'amour ici ». Et alors, mon cœur se mettait à battre plus fort. Nous n'avions pas encore neuf ans lorsqu'il me le dit pour la première fois. Il me le répéta maintes fois au cours des dix années qui suivirent. Mais cela n'arriva pas. 


Derrière les arbres, commençait une nouvelle piste accidentée que nous dévalions, au bout de laquelle, la mer. La mer, fabuleuse, vraiment, mais plus étrange encore, plus effrayante que la ville et la forêt. Car derrière elle, pour nous, il n'y avait plus rien. Plus rien que la mer. Notre voyage s'arrêtait là. Nous nous posions devant elle et passions des heures à l'observer. Le soir tombant, nous nous décidions à repartir. Je pense qu'il serait rester là si je n'avais pas eu peur de la nuit. Pour lui, le retour était difficile, triste, décourageant. Il marchait d'un pas lent, à mes côtés, sa main droite frôlant ma main gauche.

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