Suzanne et les autres ( 1 )
1.
Une journaliste, Suzanne
LA JOURNALISTE Comment avez-vous connu Irène Ortega ?
SUZANNE,
d'abord dos voûté, poing devant la bouche, se redresse.
Comme je vous l'ai dit mon mari est dentiste. Et le sien est
commercial pour un fabricant de matériel médical. C'est comme ça
qu'ils se sont connus, il y a une quinzaine d'années environ. Et
puis ils ont sympathisé. Mais il s'est passé plusieurs années
avant que les Ortega nous invitent à dîner. Après, on se voyait
deux fois l'an. Ils venaient dîner à la maison et ils nous
rendaient la pareille. Vous voyez, c'était ce genre de relation.
J.
Et vous et Mme Ortega êtes devenues amies.
S.,
sa
tasse de café au bord des lèvres. Elle boit une gorgée. Repose la
tasse. Non.
Non. Ça ne s'est pas passé comme ça. On peut dire que nous avions
des rapports cordiaux, mais on ne peut certainement pas parler
d'amitié, au début en tout cas. Joël Ortega,
c'est quelqu'un que je n'ai jamais apprécié. Un type arrogant qui
sait tout sur tout, assez grossier en définitive. Et elle,
souriante, aimable, c'est vrai... Presque un peu trop. Trop pour moi,
en tout cas. Bonne cuisinière... Bonne pâtissière. Sans grande
conversation. Enfin, on n'avait pas grand-chose à se dire. Et puis
je dois admettre que je ne faisais pas beaucoup d'efforts non plus.
Je ne m'intéressais pas à elle. Je suis une fille taciturne, vous
voyez. Voilà. j'ai toujours été une fille taciturne, il faut dire
les choses comme elles sont. C'est comme ça, et ça ne s'est pas
arrangé avec le temps. Bon, donc, on laissait les hommes parler,
raconter leurs anecdotes, leurs blagues... Au final, ça convenait à
tout le monde. Mais moi, je n'aimais pas ces dîners. Franchement.
Silence.
Elle appuie sa joue dans la paume de sa main.
Je n'aime pas trop les repas, les sorties en général. À la fin, il
trouvait toujours le moyen de me reprocher quelque chose. Je ne suis
pas assez chaleureuse, pas assez drôle, trop taciturne, justement.
Mon chemisier est ringard, la tarte au citron était trop citronnée.
Tout un tas de conneries... Elle
se redresse puis poursuit d'une voix enthousiaste.
Mais au fil des années, j'ai mis au point une stratégie qui paie.
Je te cuisine un bon repas, bien copieux, des classiques, mais qui
font bien plaisir : terrine de lapin, gigot d'agneau et pommes
sautées, ou bœuf Stroganoff et pâtes fraîches, tarte
poires-chocolat... Vous voyez ? Des choses qui tiennent bien au
corps. Et surtout, pas de poisson, rien qui puisse s'accompagner d'un
vin blanc. Parce que le vin blanc, ça excite. Non, du vin rouge, du
bon vin rouge, tannique, des bordeaux plutôt que du bourgogne. Elle
pouffe.
Moi, je ne bois pas ou très peu. Mais lui, il aime bien. Ça ne lui
réussit pas toujours... Mais, avec ce type de repas et de vins, à
la fin de la soirée quand tout le monde était parti, que l'euphorie
du moment était passée, il avait souvent envie d'aller dormir. Je
me rappelle qu'un jour au chalet, on avait parlé des dîners qui se
finissent mal et j'avais expliqué comment je préparais mes repas.
On a fini par s'échanger des recettes de viande en sauce. Elle
lisse sa main droite de sa main gauche.
On avait bien rigolé ce jour-là. C'était un bon moment.
Silence
J.
Vous me dites si je vais trop vite ou si je vous semble brusque, mais
j'aimerais être sûre de comprendre : c'est bien Mme Ortega qui
vous a conduite au chalet ?
S.
reprend
sa tasse, boit une nouvelle petite gorgée et la dépose sur sa
coupelle.
Oui. Oui. Silence.
Puis reprend avec entrain.
Ce qui s'est passé c'est qu'on est partis en vacances de neige avec
les Ortega. C'était un voyage payé par la boîte d'Ortega, vous
voyez ce genre de cadeaux que l'on fait aux employés qui bossent
bien, un truc du genre. Enfin bref. On est partis donc. Moi je n'en
avais aucune envie. Moi je ne skie pas. Avant je skiais, je skiais
même très bien. Elle
se redresse, bombe légèrement le torse.
Et quand j'étais jeune, avant mon mariage, je faisais aussi de la
natation et de la gymnastique. J'avais un bon niveau. C'est ce qui
avait plu à mon mari. J'étais grande, athlétique, souple, j'avais
un beau corps. Oui. J'étais une belle fille. Alors c'est vrai,
j'étais déjà une fille taciturne, mais j'étais belle. Et je crois
qu'à cette époque, il devait me trouver mystérieuse, un peu
inaccessible. Alors que je ne l'étais pas du tout. J'étais juste
une belle fille taciturne. Voilà. Elle
ricane puis fait silence, recule un peu dans sa chaise, pose ses deux
mains à plat devant elle.
Mais enfin, pour en revenir aux vacances de neige, moi du ski, comme
je vous l'ai dit, je n'en fais plus. Elle
baisse les yeux.
Je suis tordue. Voilà. Mon corps est tordu, je veux dire. Je ne
pourrais plus faire de ski, même si je le voulais. Elle
relève les yeux et se redresse.
Mais de toute façon, je n'en ai plus envie. Irène n'en fait pas non
plus. Elle n'en a jamais fait, de toute façon Irène n'est pas
quelqu'un de sportif. Donc j'allais me retrouver avec elle toute la
journée. Et non, je ne m'en réjouissais pas. Je me disais « Merde,
mais qu'est-ce qu'on va bien pouvoir se dire toute la sainte
journée ? » Et clairement j'avais prévu de prétexter
des migraines pour m'enfermer dans ma chambre. Mais... Au début ça
m'a paru tellement étrange... Dès que son mari sortait de la
maison, Irène se montrait
— je
ne dirais pas sous son vrai jour, parce qu'il est clair aujourd'hui
que je ne sais pas qui est vraiment cette femme. C'est dingue, quand
on y pense —,
mais bref, en tout cas, elle était vraiment différente. Mais
vraiment. C'était radical. Elle était toujours joviale. Mais
comment dire ? … Ça sonnait plus juste. Devant son mari, ça
sonnait faux. Elle
cherche ses mots.
Comme construit, pour donner le change, pour être socialement en
accord avec ce que l'on pourrait attendre d'elle, elle, la femme de
Joël Ortega, représentant en matériel médical, vous voyez ?
Et voilà donc qu'elle était plus à l'aise. Assez sûre d'elle. Moi
j'étais assez embarrassée, simplement, parce que moi je n'avais pas
changé ! J'étais toujours la même. La même fille taciturne
qui se fait taper dessus par son mari depuis trente ans sans que
personne ne s'en rende compte. Et donc au début... Je ne sais pas...
Je me suis sentie mal. Irène Ortega n'était pas la bécasse que je
pensais, mais moi j'étais toujours aussi nulle. Oui, je ne peux pas
l'expliquer... Ça m'a... Silence.
Oui, j'étais comme anéantie. Mais Irène, elle m'a mise à l'aise.
Elle a acheté des cigarettes. Elle m'a dit qu'elle fumait en
cachette. Pas tous les jours, mais de temps en temps. Moi, je n'avais
jamais fumé. J'avais essayé comme tout le monde. J'avais peut-être
fumé deux ou trois cigarettes dans ma vie. Mais là, j'ai fumé.
Une, deux, parfois jusqu'à trois cigarettes par jour. Les bonhommes
sortaient le matin avec leurs skis. Elle
sourit.
Et nous, quand on était sûres qu'ils étaient bien loin, on
s'installait sur la terrasse, avec notre tasse de café, et on se
fumait notre clope ! Je n'aime pas le goût de la cigarette et
encore moins la sensation de brûlure dans la gorge. Pour tout dire
je trouve ça vraiment dégueulasse. C'est dégueulasse, c'est vrai,
la cigarette. Mais d'être assise là, au soleil, entourée de sapins
recouverts de neige, avec une femme dont j'avais le sentiment qu'elle
pourrait devenir mon amie, et de fumer cette cigarette en cachette de
mon mari... C'est bête, hein, mais c'était comme si je retrouvais
un peu de liberté, un peu de jeunesse, aussi, et j'avais
l'impression que je me vengeais de lui, comme quand je le gavais avec
mes daubes en sauce, vous voyez ? Elle
rit.
C'était bien. Et on est même allées boire des coups sur des
terrasses. Pas de quoi être saoules, non deux petits verres de blanc
et deux cigarettes. Mais... Je n'étais pas retournée dans un café
pour boire un verre depuis le lycée. Et vous voyez, malgré tout ce
qui s'est passé par la suite, c'est fou, mais je garde un bon
souvenir de ces moments. J'ai ce souvenir intact, de me sentir...
presque bien. Silence.
Et c'est là, au bout de quelques jours, qu'elle m'a dit que son mari
la frappait. Moi, je suis tombée des nues. Je ne m'en doutais
absolument pas. Je savais bien que son mari était un con fini,
j'avais bien vu qu'il avait peu de considération pour elle, mais de
là à penser qu'il la frappait. Non. Elle, elle m'a dit qu'elle
l'avait senti pour moi. Je ne sais pas comment. Elle l'a senti. De
femme battue à femme battue. C'est ce qu'elle m'a dit. Je pense
qu'elle ne mentait pas. Comment elle l'aurait su autrement ? Je
vois assez mal Ortega et mon mari se faire des confidences :
« Ah hier soir, je lui ai mis une sacrée raclée à la
vieille ! Je ne sais même plus pourquoi ! » Non,
non, ce n'est pas le genre de mon mari. Quant à Ortega, encore
aujourd'hui, je ne sais toujours pas si c'est bien vrai qu'il
frappait Irène.
J.
Il dit qu'il n'a jamais levé la main sur elle.
S.
Oui, bon ben ça. Ils disent tous ça, n'est-ce pas ? Mon mari
le dit aussi. Main sur le cœur ! Elle
plaque la main droite sur son cœur.
Bon... En tout cas, très peu de temps après notre retour, j'ai
proposé à mon mari d'inviter les Ortega à dîner pour les
remercier pour le séjour à la neige. Silence.
Elle fait rapidement passer le bout de son index sur les bords de la
tasse, plusieurs fois.
En fait j'avais envie de revoir Irène. Il était un peu surpris,
mais il était content. Je crois qu'il manquait une vraie vie sociale
à mon mari, en dehors de son travail, j'entends. Il m'en a toujours
incombé la faute, bien sûr, mais au fond, que j'aime ou non voir
des gens, ce n'était pas vraiment son problème. Il aurait pu
m'imposer de recevoir des amis toutes les semaines s'il l'avait
voulu. La vérité, c'est qu'il a toujours craint que l'on découvre
ce qui se passait chez nous. Avec les Ortega, je ne sais pas
pourquoi, mais c'était différent. Je crois sincèrement qu'il
n'aurait jamais pu imaginer que je parle à Irène de quoi que ce
soit de personnel. Pas au début en tout cas. Et il avait raison. Je
ne me serais sans doute jamais confiée à elle si elle-même ne m'y
avait pas encouragée, si elle-même ne s'était pas ouverte à moi.
Bref, ils sont venus et après cela, on s'est vus encore quelques
fois. Mais pour moi, c'était toujours aussi pénible. Irène était
redevenue telle que je l'avais toujours connue : la parfaite femme au
foyer enchignonnée qui explique comment sublimer une mousse au
chocolat, juste en y saupoudrant une petite pincée de cardamome
moulue. Rire.
Mais nous avions pris l'habitude de nous rejoindre en cuisine pour
nous donner mutuellement un coup de main. Cinq petites minutes entre
chaque plat. Les femmes font ce genre de choses, n'est-ce pas ?
Son corps bascule
légèrement sur le côté gauche, le coude sur la table, sa joue
posée sur son poing fermé.
Et là, on papotait un peu. Elle
se redresse vivement. Et
puis il est arrivé que l'on se moque d'eux, en silence, bien sûr.
On les imitait avec de grands gestes ridicules. C'était plus une
forme de caricature, mais enfin, Irène a de vrais talents
d'imitatrice et je crois que je me débrouille plutôt bien moi
aussi ! On se retenait de rire ou alors on pouffait à voix
basse, comme des gamines, en se donnant des petits coups de coude
complices. Elle mime le
geste. Voilà. Trois
fois cinq minutes avec elle dans la cuisine valaient bien quatre
heures d'ennui à table. Silence.
De savoir que j'allais
la voir provoquait chez moi un mélange d'excitation et d'inquiétude.
C'était nouveau comme sensation. En tout cas, cela faisait bien
longtemps que je n'avais pas ressenti cela. Que je n'avais pas
ressenti autre chose que du ressentiment, de la peur et de la
lassitude. Silence.
Un soir que nous étions chez les Ortega, Irène avait servi des
florentins au café. Elle fait cela Irène, en parfaite hôte qu'elle
est. Elle pince l'air
entre ses pouces et ses index, comme si elle saisissait des petites
choses. Des
mises en bouche entre l'apéritif et l'entrée et des bouchées
gourmandes avec le café. Mon mari qui est un envieux maladif me le
reprochait. « Toi tu ne te casses pas la tête comme Irène. Tu
ne fais pas dans la finesse. Chez nous, c'est toujours si
ordinaire. » Bref. Bien sûr, ils étaient magnifiques ses
florentins. Vous voyez ce que c'est, n'est-ce pas ? Brillants,
colorés, craquants. Je l'ai félicitée, comme toujours, comme elle
le faisait d'ailleurs elle-même à mon égard. Ça aussi, ça se
fait entre femmes. Mon mari a dû dire un truc du genre : « Ah
ben tu lui donneras la recette ». Et là, Irène a dit :
« Suzanne, si tu veux, viens à la maison lundi, je
t'apprendrai ». Et c'est comme ça, sous prétexte de cuisine,
que nous avons commencé à passer du temps ensemble. J'y suis donc
allée, ce fameux lundi. J'étais... Elle
secoue légèrement la tête, cherche ses mots...
Émue... Cela faisait si longtemps que je n'étais pas allée chez
une amie que c'était presque nouveau pour moi... J'avais une bonne
copine, autrefois, c'était il y a des années... Colette. On se
voyait elle et moi de temps en temps. C'était bien. Et puis elle a
déménagé. On a gardé contact pendant quelques années, mais on a
fini par se perdre de vue. Ce qui a bien arrangé mon mari, parce
qu'elle ne l'aimait pas. Mais alors, vraiment pas. Elle me le disait.
Et lui, il le sentait bien sûr. Et je crois que cela l'irritait
beaucoup. Parce que Colette, c'est une femme charismatique, très
vive, que tout le monde aime. Et tout le monde a envie d'être aimé
d'elle. Vous voyez, c'est ce genre de personnes. Elle
plisse les yeux, pensive.
C'est drôle, cela faisait longtemps que je n'avais pas pensé à
elle. Silence.
Bref, ce fameux lundi, quand je suis entrée dans la maison d'Irène,
j'ai tout de suite senti une bonne odeur de pâtisserie. Elle m'a
conduite par la main jusque dans la cuisine. Les florentins étaient
là, sublimes. « Ton alibi, elle m'a dit en les désignant,
encore tout chaud ! » On a passé l'après-midi dans son
jardin à parler de tout, de rien. Je suis rentrée juste à temps
pour préparer le repas du soir et je lui ai servi ma « soi-disant
création culinaire » au dessert. Il était de bonne humeur ce
jour-là. Il m'a même complimentée. Après ça, on s'est
vues régulièrement. On ne cuisinait jamais rien, mais je revenais
toujours avec un ballotin de truffes ou de petites viennoiseries.
Qu'Irène avait préparées à l'avance, bien sûr. Du moins quand je
disais à mon mari que j'allais la voir. Or bien souvent, je ne le
lui disais pas. Je m'arrangeais pour préparer le repas en avance,
pour être à la maison bien à temps, ou pour qu'Irène soit partie
avant qu'il n'arrive, quand c'était elle qui venait me voir. Et
quand bien même un jour il nous aurait surprises bavardant ensemble,
j'aurais bien réussi à m'en justifier : « Irène était
dans le coin et elle s'est arrêtée à la maison ». Mais non,
cela ne s'est pas produit. Quant à nos voisins, ils n'auraient pas
pu lui en parler non plus, même par mégarde, puisque nos échanges
se limitaient à « Bonjour, au revoir ».
Au début j'avais quand même peur qu'il l'apprenne, qu'il
désapprouve, qu'il devienne suspicieux et qu'il exige que je mette
fin à ces rencontres entre bonnes femmes. S'il l'avait su, c'est ce
qu'il aurait fait. Pour lui, il n'était pas envisageable que je
puisse passer autant de temps en tête à tête avec qui que ce soit.
Mais comme je vous l'ai dit, ça ne s'est pas produit. Non, pendant
longtemps il n'en a rien su. Bref au bout de quelques semaines, elle
m'a parlé du chalet. C'était au mois de juin, je crois. Silence.
J'ai un peu faim. Je ne sais pas si c'est d'avoir parlé de ces
florentins ! Elle lève le bras en direction de la serveuse
qui s'approche alors de la table. Suzanne passe commande. La serveuse
s'éloigne. Suzanne reprend.
S.
Et donc elle m'a dit :
— Je
connais un lieu qui reçoit les femmes en détresse.— C'est-à-dire ?
— Comme un refuge.
— Ça sonne très « association de défense des femmes maltraitées ». Très peu pour moi, Irène.
— Ce n'est pas cela. C'est un chalet isolé, à la lisière de la forêt. Les femmes y viennent quand elles le souhaitent. Quelques-unes y séjournent parfois. Mais de toute façon, la porte est toujours ouverte. Je veux dire qu'on peut vraiment y entrer comme on veut.
— Comme dans un moulin.
— Pourquoi tu ironises, Suzanne ? Si tu ne veux pas que je t'en parle, dis-le-moi et nous passerons à un autre sujet.
— Non, non, excuse-moi, Irène. Je suis bêtement sur la défensive, je ne sais même pas pourquoi. Continue, je t'écoute.
— C'est chaleureux, les femmes s'y retrouvent, elles parlent entre elles. D'elles, de leur condition, mais pas exclusivement. Rien à voir avec des groupes de paroles standards. C'est plus... disons... un cercle d'amies.
— Et c'est où ?
— Dans les hauteurs. À 50 kilomètres d'ici, environ.
— Et tu y vas souvent ?
— Régulièrement. Je m'y sens bien. Et ça me fait du bien d'y être.
— Moi je ne pourrais pas.
— Et pourquoi pas ? Nous passons toutes ces heures ensemble sans qu'il se doute de rien. Je peux t'y emmener. On partirait le matin et on reviendrait avant que ton mari ne rentre.
— Ah, ça ne me dit rien Irène. Tu sais, objectivement ça ne va pas si mal. Je veux dire que la plupart du temps, rien ne se passe. Et puis, c'est pas trop mon truc, ce genre de réunions.
— C'est comme tu veux, Suzanne chérie, je ne t'oblige à rien.
S.
« Suzanne chérie ».
Elle soupire. Elle n'a pas eu à en dire davantage pour que
j'accepte de la suivre.
J.
Elle vous a parlé des Klauser ?
S.
Non. Pas tout de suite. C'est moi qui lui ai posé des questions sur
le fonctionnement du chalet. Elle m'a raconté la « sensationnelle »,
elle dessine les guillemets dans l'air de part et d'autre
de son visage, histoire du couple Klauser. Vous la connaissez
cette histoire ?
J.
Elle avait fait un mariage de raison avec un homme bien plus vieux et
violent.
S.
Un vieil homme riche et sadique.
J.
Et Klauser l'en a sauvée.
S.
Il l'a délivrée. C'est le terme qu'elle employait quand elle en
parlait. Un vrai conte de fées des temps modernes, hein ?
Klauser habitait depuis toujours la maison voisine du vieil homme. Il
vivait seul depuis la mort de ses parents. Et le vieil homme vivait
seul lui aussi depuis la mort de sa première femme. Et puis elle est
arrivée. Évelyne. Elle était magnifique et douce sous le joug de
cet ogre infecte. Leurs jardins communiquaient. C'est là qu'ils ont
fait connaissance. C'est là qu'ils sont tombés amoureux et qu'ils
se retrouvaient. Le vieil homme était malade et il sortait peu. Il
ne s'est douté de rien. Un jour Klauser a vendu la propriété
familiale, il est parti dans les Vosges où il a acheté le chalet.
Lorsqu'il revint, ce fut pour aller chercher sa belle. Ce jour-là,
elle était dans le jardin, affairée auprès de ses fleurs. Il l'a
simplement ravie, embarquée sans même qu'elle ait eu le temps de
rassembler quelques affaires. Zou !
Elle fait mine d'attraper prestement un petit objet se déplaçant
dans l'air. Et ils sont partis pour rejoindre le chalet qu'ils
n'ont plus quitté. Elle ouvre alors son poing fermé et ses
doigts ondulent, comme si la main laissait s'échapper la chose
attrapée. Ce n'est là que l'histoire dans les grandes lignes.
En réalité elle est complexe, pleine de rebondissements. Mais je
vous passe les détails romantiques de leur rencontre au milieu des
roses et des iris, ainsi que le récit de leur évasion. À côté,
la fuite en Égypte, c'est du pipeau.
J.
Vous n'y croyez pas à cette histoire.
S.
Vous y croyez, vous ?
Moi en tout cas, c'est vrai, je n'y ai jamais cru. Mais je me suis
bien gardée de le dire aux autres femmes, je n'ai même pas confié
mes doutes à Irène. Je ne voulais pas lui faire de peine. Les
Klauser parlaient volontiers d'eux. Ils devaient se montrer généreux
en confidences pour que nous autres puissions nous sentir en
confiance, suffisamment en confiance pour parler aussi. Et ça
fonctionnait bien. Silence. Quand j'y pense... C'était une
histoire à tiroirs, un feuilleton romantique et en même temps un
roman noir. Je pense qu'ils avaient construit la trame ensemble. Et
puis ils brodaient le reste au fur et à mesure, à deux, devant
nous, leur public. Elle fait mine de coudre avec ses doigts.
Les autres femmes étaient suspendues à leurs lèvres. Leur récit
semblait leur donner du courage et de l'espoir. J'ai fini par me dire
que c'était le but qu'ils recherchaient. Et après tout, pourquoi
pas ? Est-ce si grave d'inventer une histoire ?
On en raconte bien aux enfants, n'est-ce pas ?
La
serveuse s'approche d'elles un plateau rond posé sur le plat de la
main. Elle dépose les cafés et l’île flottante sur la table.
Suzanne et la journaliste la remercient d'un signe de tête. Elle
s'éloigne. Suzanne reprend.
S.
À la lumière de tout ce qui s'est passé, je comprends le sens de
leur mensonge. Ceci étant dit, il faut bien reconnaître qu'ils ont
réussi à disparaître. Comme ils étaient censés l'avoir fait une
première fois des années plus tôt. Et personne aujourd'hui ne sait
où ils sont et d'ailleurs on ne les retrouvera peut-être jamais.
Alors il se peut qu'il y ait eu un peu de vrai dans tout ça. En tout
cas, même si je n'étais pas convaincue par ce qu'ils nous
racontaient, je dois dire que je les admirais et que je les enviais
comme toutes les autres femmes devaient les admirer et les envier.
C'était un couple fusionnel et charismatique. On voyait qu'ils se
comprenaient sans avoir besoin de se parler, qu'ils se connaissaient
bien et qu'ils se respectaient. Et c'est vrai, qu'a priori, ils
étaient un exemple, ils étaient la preuve qu'il était vraiment
possible de vivre bien en couple. Et lui, montrait que tous les
hommes n'étaient pas comme les nôtres, qu'il y avait encore des
hommes bons. C'est ce que je croyais. On sait aujourd'hui que la
vérité est tout autre, bien sûr, mais à l'époque, c'était ce
que je croyais. Je croyais aussi qu'ils m'avaient accueillie avec
bonté et sans condition. Qu'ils avaient dédié leur existence à
des femmes comme nous. Ils nous offraient un refuge, tel qu'Irène
l'avait dit, du courage et de l'espoir. Ils disaient que bien des
femmes ayant fréquenté le chalet avaient eu la force de se
reconstruire. J'ai cru à tout cela et moi aussi j'ai commencé à
espérer au chalet.
J.
Vous vous y rendiez souvent ?
S.
Pas au début. Elle plonge sa cuiller dans la coupe. C'était
trop loin. J'avais peur. Peur qu'il rentre à l'improviste du
travail, peur que nous tombions en panne sur la route, peur de perdre
la notion du temps une fois là-bas. Et puis, comme rien de tout cela
ne s'est jamais produit, au bout d'un certain temps, je me suis
détendue et nous y sommes allées plus souvent, jusqu'à une fois
par semaine, parfois plus. Ces expéditions secrètes étaient
excitantes. Rouler cent kilomètres dans la journée avec mon amie
Irène. Rejoindre ces femmes dans ce chalet perdu, avec ce couple
énigmatique et atypique. En cachette de lui, sans que jamais il
puisse imaginer que j'étais sortie du domicile conjugal pour faire
autre chose que des courses. C'était complètement dingue. Et ça me
faisait un bien fou. Quand j'y pense :
toutes ces années passées sans sortir de chez moi ou presque et
pendant lesquelles je n'aurais jamais osé ne serait-ce que boire un
café dans un bar, comme nous sommes en train de le faire vous et
moi. Un cinéma ? Je
n'en parle même pas. Pourquoi ? Parce que j'étais certaine
qu'il l'apprendrait. Elle porte la cuiller à sa bouche et avale
une bouchée. Et pourtant, c'était si simple ! J'apprenais
que je pouvais me libérer de lui ! Je le dois à Irène. Malgré
tout ce qui s'est passé, je le lui dois. Silence. Et puis, je
me sentais bien là-bas, je m'y sentais en sécurité. Je m'y sentais
plus chez moi que chez moi ! Il y avait de la moquette sombre
dans le salon. Sur le sol et aussi sur les murs. De la moquette, il
n'y en a plus nulle part. Dans ma maison le sol était recouvert du
même carrelage partout. Blanc. Brillant. Je l'ai toujours détesté.
Le carrelage c'est froid, ça n'a aucun charme. Le chalet était un
endroit chaleureux et douillet. Des meubles anciens, des appliques en
forme de bougeoirs, avec des ampoules en forme de flamme, vous
voyez ? Un petit poêle à bois. Des bibelots, hideux, mais
charmants. Et des livres. Beaucoup. C'est comme ça que je me suis
remise à la lecture. Silence. Elle réfléchit. Non, ce n'est
pas tout à fait exact. Déjà Irène m'y avait encouragée. Irène
est une grande lectrice. C'est son activité principale avec la
pâtisserie ! Elle me parlait des livres qu'elle avait lus, elle
m'en prêtait. Son mari, qui lui ne lisait que L’Équipe, ne
s'en plaignait pas : tant qu'elle lisait, elle ne faisait pas
autre chose. Mon mari, lui, a accueilli l'arrivée de nouveaux livres
avec défiance. Ben oui, vous comprenez, manquerait plus qu'elle
s'instruise celle-ci.
Silence.
J.
Et vous lisiez au chalet ? Comment se passaient vos journées
là-bas ?
S.
On discutait surtout. Mais il nous arrivait de lire, oui. C'était
très variable en fait. Déjà nous ne savions même pas qui serait
là ou pas. Les Klauser étaient présents le plus souvent, mais pas
toujours. Il leur arrivait comme à chacun de sortir pour faire des
courses, ou pour se rendre à un rendez-vous médical, ou juste pour
se promener en ville. Il est même arrivé qu'Irène et moi soyons
seules là-bas. Ce n'était pas un problème. Et oui, parfois nous
nous contentions de bouquiner, de faire la sieste, même. Mais la
plupart du temps, comme je vous le disais, on discutait avec les
autres femmes. Pas toujours de ce que nous vivions au quotidien. On
parlait un peu de notre enfance, de nos mères. Cela revenait
souvent. On échangeait des recettes, comme je vous l'ai dit avant.
Parfois le cercle se transformait en club de lecture. Alors on
devenait critiques littéraires, ou critiques de cinéma. Klauser
nous conduisait souvent sur des chemins philosophiques. Des choses
assez simples, hein, la vie, la mort, l'estime de soi... Tout cela me
donnait l'illusion d'être devenue une érudite, une intellectuelle
mariée à un idiot. Elle rit. Nous avions l'impression,
enfin, d'avoir des choses à dire. Nous prenions consistance. Il faut
que vous compreniez que je n'étais plus que de la fumée avant de
rencontrer Irène. Et petit à petit, je reprenais corps. Je
reprenais possession de mon cerveau. Je ne l'employais plus seulement
à ruminer. Je commençais à réfléchir à des choses importantes
et passionnantes. C'est aussi la raison pour laquelle c'était devenu
petit à petit une nécessité pour moi d'aller là-bas.
Silence.
J.
Combien de femmes avez-vous rencontrées là-bas ?
S.
Peu, en fait. Quatre. Zoé, bien sûr. C'était la plus jeune,
Zoé. Zoé est toute menue. On dirait une gamine. Je l'appelais « ma
petite », « ma
toute petite ». Elle sourit.
Madeleine,
Mado. Mado, son mari, c'était un fou, et elle, c'est une survivante.
Quand je l'écoutais parler, je me disais que décidément, il y a
toujours pire que soi. Il est mort il y a quelques années d'une
crise cardiaque. C'était sa chance à elle. Je veux dire qu'elle ne
serait peut-être plus en vie si lui-même n'était pas mort. Mado
est venue au chalet, et s'est mise à parler après le décès de son
mari. Elle venait toujours avec Paule, sa grande copine, avec
laquelle elle avait renoué. Mado et Paule... Il y avait aussi Cathy.
Cathy n'était pas mariée, elle vivait seule. Son problème à elle,
c'était l'alcool. Et elle avait de gros troubles psychologiques. Un
jour, elle n'est plus venue. On a appris par la suite qu'elle avait
entrepris de se soigner...
Silence
long et troublé.
J.
Et des enfants ? En avaient-elles ?
S.
Oui, à l'exception d'Irène et
moi, toutes ont des enfants. Elles en parlaient beaucoup,
évidemment. Mais nous ne les avons jamais vus. Je n'ai jamais vu
d'enfants au chalet.
J.
La première fois que nous nous sommes parlé au téléphone, vous
m'aviez dit que vous aviez un peu vécu au chalet. Vous pouvez m'en
dire plus ?
S.
plonge à nouveau sa cuiller dans l’île flottante, mais se ravise
et la dépose finalement dans sa coupe. Elle passe ensuite ses
deux mains sur ses jambes. D'abord... Irène et moi, nous y avons
passé tout un week-end. Nos maris étaient montés ensemble à Paris
pour assister à un match de rugby au Parc des Princes. On en a
profité.
J.
La grande aventure. Pour vous, je veux dire.
S.
Oui. La grande aventure. Dites-moi : est-ce que vous fumez ?
J.
Non. Suzanne semble brusquement contrariée. Mais la serveuse,
oui. Elle prenait sa pause cigarette tout à l'heure quand nous
sommes arrivées. Je peux lui demander une cigarette pour vous.
S.
Non, non. Agacée. Je vais lui demander une cigarette, je la
fume et je reviens.
Elle
saisit son sac à main et quitte la table. La journaliste pour
elle-même : « Je crois que je viens de merder. Je me
propose de demander une cigarette à la serveuse comme si elle n'en
était pas capable elle-même. Et puis j'ai parlé des enfants. Je
n'aurais pas dû évoquer les enfants. Et puis c'était quoi ça,
« La grande aventure. Pour vous, je veux dire » ?
Merde merde merde, j'ai merdé. J'ai peur qu'elle se renferme à
nouveau, comme la première fois, ou même qu'elle ne revienne pas.
Elle revient. Plus de tact, plus de tact. Surtout ne lui demande pas
si elle continue à fumer régulièrement ». Suzanne se
rassied.
S.
La serveuse m'autorise à fumer
à l'intérieur ! C'est pas dingue ça ?! Elle est vraiment
sympa cette fille. Elle dit que personne d'autre ne viendra avant 17
heures. Je crois aussi qu'elle l'a mauvaise avec ses patrons. Enfin,
c'est juste une intuition. Elle allume sa cigarette. Porte
la main à sa bouche, confuse.
Ça ne vous dérange pas au moins ?
J.
Non, pas du tout. En fait, j'aime bien l'odeur.
S.
Ah ? C'est curieux pour une non-fumeuse. Elle tire sur
sa cigarette, tord le cou sur le côté et laisse échapper une
grosse bouffée de fumée par-dessus son épaule. Elle se redresse
sur son siège. Inspire. Bien
sûr, ça ne pouvait pas durer comme ça in æternam.
Il fallait bien que quelque chose se produise. Alors un jour que nous
rentrions du chalet — c'était
au début du mois d'octobre ; on
était sur la route, pas très loin de chez moi —
mon mari a téléphoné. Irène s'est garée sur le bas-côté, j'ai
pris l'appel. Sa voix était calme et douce.
— Je
voulais te dire que je rentrerai un peu plus tard ce soir.
— Très bien.
— J'ai pris du retard dans mes rendez-vous.
— Merci de me prévenir.
— C'est normal. Je t'entends assez mal. Tu es dehors ?
— Non, non, je suis dans la cuisine.
— Pourtant je viens d'appeler sur le fixe, mais tu n'as pas répondu.
— J'étais aux toilettes. Je suis arrivée trop tard.
— Ah. Bon. À tout à l'heure alors.
— Oui. À tout à l'heure.
S.
J'ai tout de suite su
qu'il savait. Tout de suite. Qu'il savait que je n'étais pas là et
que je mentais. J'ai compris qu'il m'avait piégée, en fait. Irène
essayait de me calmer. Elle me disait que je me trompais sans doute,
qu'il n'y avait pas lieu de s'affoler. Mais moi, j'étais en panique
totale. Je n'arrêtais pas de me répéter que je n'aurais pas dû
lui dire que j'étais dans la cuisine. J'aurais dû lui dire que
j'étais sortie faire des courses. Je le visualisais à présent dans
la cuisine justement, où j'étais supposée être, en train de
m'appeler. Je n'arrêtais pas de me répéter que je lui avais menti
deux fois en quelques secondes. Et puis c'était quoi cette
histoire ? Il me prévenait qu'il allait rentrer plus tard ?
Et ajoutait que c'était normal de m'appeler pour me le dire ?
Mais non, ce n'était pas du tout normal. Pas du tout. J'ai demandé
à Irène de rouler un peu plus vite. Quand nous sommes arrivées
dans ma rue, j'ai tout de suite vu au loin que sa voiture était déjà
garée devant la maison. J'ai dû devenir blême à faire peur. Je
l'ai vu dans le regard d'Irène. Elle m'a dit : « Je
viens avec toi ». J'aurais voulu qu'elle me dise : « N'y
va pas ».
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